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Chapitre premier
La crise silencieuse
L'éducation est ce processus au cours duquel l'esprit se développe à partir de l'âme et, en lien avec les choses extérieures, réfléchit sur lui-même et prend conscience de leur réalité et de leur forme.
Bronson Alcott, pédagogue du Massachussets, vers 1850.
Tout en disposant de ses possessions matérielles, l'homme doit se garder de leur tyrannie. S'il est faible au point de se rapetisser aux dimensions de sa couverture, on assiste à un processus de suicide progressif par rétrécissement de l'âme.
Rabindranàth Tagore, pédagogue indien, vers 1917.
Nous sommes plongés dans une crise redoutable, grosse de graves conséquences mondiales. Non, je ne veux pas parler de la crise économique mondiale qui a éclaté en 2008. Dans ce dernier cas, au moins, personne ne doute de la réalité de la crise : dans le monde entier, de nombreux chefs d'État se sont mis à l'œuvre rapidement et énergiquement pour chercher des solutions. Les conséquences ont d'ailleurs été lourdes pour les gouvernements incapables de trouver ces solutions, bon nombre d'entre eux furent remplacés dans la foulée. Je pense à une crise qui passe largement inaperçue, tel un cancer ; une crise qui pourrait être, sur le long terme, bien plus dévastatrice pour l'avenir d'un gouvernement démocratique : la crise mondiale de l'éducation.
De profonds changements affectent ce que les sociétés démocratiques enseignent aux jeunes, et ces changements n'ont pas été suffisamment examinés. Avides de profit national, les États et leurs systèmes éducatifs bradent avec insouciance des atouts indispensables à la survie des démocraties. Si la tendance se prolonge, les États du monde entier produiront bientôt des générations de machines efficaces, mais non des citoyens complets capables de penser par eux-mêmes, de critiquer la tradition et de comprendre ce que signifient les souffrances et les succès d'autrui. L'avenir des démocraties mondiales est en jeu.
Quels sont donc ces changements profonds ? Dans presque tous les pays du monde, les arts et les humanités sont amputés, à la fois dans le cycle primaire, le cycle secondaire et à l'université. Les décideurs politiques y voient des fioritures futiles, à un moment où les pays doivent se débarrasser de tous les éléments inutiles pour rester compétitifs sur le marché mondial ; arts et humanités perdent rapidement leur place dans le cursus éducatif, et simultanément dans l'esprit et le cœur des parents et des enfants. De fait, ce qu'on peut désigner comme les aspects humanistes de la science et des sciences sociales – l'imagination, la créativité, la pensée critique rigoureuse – perd également du terrain au fur et à mesure que les États préfèrent poursuivre un profit à court terme en cultivant les qualifications techniques hautement spécialisées qui répondent à cet objectif.
La crise est là, mais nous ne l'avons pas encore affrontée. Nous faisons comme si de rien n'était, alors que de profonds changements d'orientation sont partout évidents. Nous n'avons pas véritablement discuté de ces changements, nous ne les avons pas vraiment choisis, et pourtant ils contraignent toujours plus strictement notre avenir.
Arrêtons-nous sur cinq exemples, que j'emprunte volontairement à des pays et des niveaux d'éducation variés :
• À l'automne 2006, la Commission sur l'avenir de l'éducation supérieure du ministère de l'Éducation américain, présidée par la secrétaire à l'Éducation de l'administration Bush, Margaret Spellings, publia son rapport sur l'état de l'éducation supérieure du pays : « A Test of Leadership : Charting the Future of US Higher Education1 ». Ce rapport présentait une critique précieuse de l'inégalité d'accès à l'enseignement supérieur. Mais lorsqu'il en venait au cœur du sujet, il se concentrait exclusivement sur l'éducation tournée vers le profit économique national. Il s'intéressait aux manquements apparents en sciences, technologie et ingénierie : non pas à la recherche scientifique fondamentale, mais seulement à un apprentissage extrêmement technique, capable d'engendrer rapidement des stratégies de recherche du profit. Les humanités, les arts et la pensée critique en étaient largement absents. Par cette omission, le rapport suggérait clairement qu'il serait parfaitement acceptable de laisser ces capacités disparaître en faveur de disciplines plus utiles.
• En mars 2004, un groupe de chercheurs issus de nombreux pays se réunit pour discuter de la philosophie de l'éducation de Rabindranàth Tagore, Prix Nobel de littérature en 1913 et pionnier dans le domaine de l'éducation. Les expériences pédagogiques de Tagore, très influentes en Europe, au Japon et aux États-Unis, mettent l'accent sur l'autonomisation de l'élève par la pratique du débat socratique, l'exposition à de nombreuses cultures du monde et, surtout, un cursus scolaire nourri de musique, de beaux-arts, de théâtre et de danse. En Inde, les idées de Tagore sont aujourd'hui négligées, voire méprisées. Les participants de la conférence étaient d'accord pour reconnaître qu'une conception nouvelle, tournée vers le profit, avait pris le pas et marginalisé l'idée même de développement de soi imaginatif et critique grâce auquel Tagore avait formé tant de citoyens de la florissante démocratie indienne. Celle-ci pourrait-elle survivre à l'attaque contemporaine lancée contre son âme ? Devant le nombre d'exemples récents de bureaucratie obtuse et de pensée de groupe acritique, bien des participants admirent qu'ils craignaient que la réponse fût « non ».
• En novembre 2005, la Laboratory School de Chicago organisa un séminaire pour les enseignants dans le but de discuter de l'éducation à la citoyenneté démocratique. C'est précisément dans cette école, située sur le campus de mon université, que John Dewey réalisa ses expériences pionnières pour réformer l'éducation démocratique, et que les filles du président Barack Obama ont reçu leurs premières années d'enseignement. Les enseignants réunis passèrent en revue un large ensemble d'expériences éducatives et étudièrent bon nombre de figures de la tradition occidentale, depuis Socrate jusqu'à Dewey, et d'idées voisines de celles de Tagore. Mais quelque chose n'allait pas. Les enseignants, tout en s'enorgueillissant d'encourager les enfants à questionner, à critiquer, à imaginer, exprimèrent leurs craintes devant les pressions imposées par les parents fortunés qui envoyaient leurs enfants dans cette école d'élite. Agacés par des capacités supposément superflues, et impatients de doter leurs enfants de compétences testables susceptibles de conduire à la réussite financière, ces parents essaient de changer la vision directrice de l'école. Ils semblent sur le point de remporter le débat.
• À l'automne 2005, la responsable de la commission de recrutement du nouveau doyen de l'institut de formation pédagogique de l'une de nos plus prestigieuses universités m'appela pour me demander conseil. Appelons cette université X. L'institut pédagogique de X jouit d'une influence considérable auprès des enseignants et des écoles de l'ensemble des États-Unis. Comme je commençais par évoquer le rôle des humanités et des arts dans une éducation à la citoyenneté démocratique, en exprimant des idées qui me semblaient familières et évidentes, mon interlocutrice parut surprise. « Voilà qui est original, me dit-elle, vous êtes la première personne à mentionner ces éléments. Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la manière dont l'université X peut contribuer à l'éducation scientifique et technique mondiale, et c'est ce qui intéresse véritablement notre président. Mais ce que vous me dites est tout à fait intéressant, et je vais y réfléchir sérieusement. »
• À l'automne 2006, une autre université américaine prestigieuse – appelons-la Y – organisa un colloque en l'honneur d'un anniversaire important, dont l'événement phare devait être une discussion sur l'avenir de l'éducation libérale. Quelques mois avant l'événement, les orateurs furent informés d'un changement de programme : ils devaient désormais s'exprimer sur le sujet de leur choix devant un public universitaire restreint. Un jeune administrateur serviable et disert m'informa de la raison du changement : le président de Y avait décidé qu'un colloque sur l'éducation libérale ne pourrait pas « faire beaucoup d'effet », et avait donc résolu de le remplacer par un colloque sur les dernières avancées technologiques et leur rôle générateur de profit pour les entreprises et l'industrie.
On pourrait raconter des centaines d'anecdotes semblables, car de nouvelles surgissent tous les jours, aux États-Unis, en Europe, en Inde et sans aucun doute ailleurs encore. Nous recherchons les biens qui protègent, plaisent, réconfortent, ceux que Tagore désignait comme notre « couverture » matérielle. Mais nous oublions apparemment l'« âme », c'est-à-dire ce que cela signifie que d'ouvrir l'âme et de donner à une personne les clés d'accès à un monde riche, subtil, complexe ; ce que c'est que de rencontrer une autre personne comme une âme, plutôt que comme un simple instrument utile ou un obstacle pour ses propres projets ; ce que c'est que de parler en personne dotée d'une âme à une autre personne que l'on considère comme tout aussi profonde et complexe que soi-même.
Pour beaucoup de personnes, le mot « âme » est porteur de connotations religieuses, et mon intention n'est ni de les souligner ni de les rejeter. À chacun de décider s'il veut leur prêter l'oreille ou les ignorer. Ce que je veux souligner en revanche, c'est ce que Tagore et Alcott entendaient tous les deux par là : les capacités de pensée et d'imagination qui nous rendent humains et font de nos relations des relations humaines riches, plutôt que des relations de simple usage et manipulation. Lorsque nous nous rencontrons en société, si nous n'avons pas appris à voir à la fois nous-même et autrui de cette manière, en imaginant en l'autre les facultés intérieures de pensée et d'émotion, la démocratie est vouée à l'échec. Car la démocratie est construite sur le respect et l'attention, et ces qualités dépendent à leur tour de la capacité de voir les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets.
Parce que tous les pays recherchent si avidement la croissance économique, surtout en temps de crise, on ne s'est pas suffisamment interrogé sur la direction à donner à l'éducation et, partant, aux sociétés démocratiques. Avec la ruée vers le profit sur le marché mondial, des valeurs précieuses pour l'avenir de la démocratie, en particulier dans une époque d'angoisse religieuse et économique, risquent d'être perdues.
La recherche du profit incite de nombreux dirigeants à penser que la science et la technologie sont d'une importance cruciale pour la santé future des pays. Il n'y a pas de raison de s'opposer à une bonne éducation scientifique et technique, et je ne veux pas suggérer que les États devraient cesser de vouloir progresser sur ce plan. Mais je redoute que d'autres capacités, tout aussi cruciales, des capacités essentielles pour la santé interne de toute démocratie et pour la création d'une culture mondiale décente, capable d'affronter de manière constructive les problèmes internationaux les plus pressant, ne se perdent dans le tourbillon de la compétition.
Ces capacités – la pensée critique ; la capacité à dépasser les intérêts locaux pour affronter les problèmes mondiaux en « citoyen du monde » ; enfin la capacité à imaginer avec empathie les difficultés d'autrui2 – dépendent de l'étude des humanités et des arts.
Je développerai mon argumentation à partir de l'opposition esquissée par les exemples précédents : d'un côté une éducation tournée vers le profit, de l'autre une éducation orientée vers une citoyenneté plus complète. J'essaierai de montrer en quoi l'étude des humanités et des arts est essentielle, à la fois dans l'enseignement primaire et secondaire et à l'université, en m'appuyant sur des exemples issus de différents niveaux et cycles. Je ne nie absolument pas que celle de la science et des sciences sociales, en particulier l'économie, soit également essentielle pour l'éducation des citoyens. Mais personne ne suggère d'abandonner ces disciplines. Je me concentrerai sur ce qui est à la fois précieux et profondément menacé.
Lorsqu'elles sont pratiquées sous leur meilleur jour, ces autres disciplines sont également traversées par ce que l'on peut appeler l'« esprit des humanités ». On y recherche la pensée critique, une imagination audacieuse, une compréhension empathique des expériences humaines dans toute leur diversité, et une compréhension de la complexité du monde où nous vivons. L'éducation scientifique s'est récemment concentrée, à bon droit, sur l'exercice des capacités de pensée critique, d'analyse logique et d'imagination. La science, exercée à bon escient, est l'alliée des humanités plutôt que leur ennemie. Et même si une bonne éducation scientifique ne relève pas de mon sujet, une étude parallèle de cet objet serait le complément bienvenu de mon intérêt pour les humanités3.
Les tendances que je déplore sont mondiales, mais je vais ici concentrer mon attention sur deux pays très différents que je connais bien : les États-Unis, où je vis et enseigne, et l'Inde, où j'ai mené mon propre travail sur le développement mondial, largement centré sur l'éducation. L'Inde a une brillante tradition d'éducation en arts libéraux et humanités, qu'illustrent la théorie et la pratique du grand Rabindranàth Tagore. Je présenterai ses idées influentes, qui ont posé les fondements de la démocratie indienne et ont largement façonné l'éducation démocratique en Europe et aux États-Unis. Mais je parlerai également du rôle que joue l'éducation dans des projets contemporains d'alphabétisation en zone rurale pour les filles et les femmes, où la dynamique d'autonomisation par les arts reste vivace, avec des effets très nets sur la démocratie.
En ce qui concerne les États-Unis, mon argumentation s'appuiera sur différentes expériences éducatives, depuis la pratique socratique de l'examen de soi dans certaines écoles, jusqu'au rôle des organisations artistiques quand il s'agit de colmater les brèches du cursus de l'école publique. (L'histoire remarquable du Chœur d'enfants de Chicago, présentée au chapitre 6, fournira un cas d'étude utile.)
Mais l'éducation ne se déroule pas seulement à l'école. La plupart des éléments sur lesquels j'insiste ici doivent également être cultivés en famille, pendant les premières années de l'enfant et au cours de sa croissance. La stratégie politique publique relative aux questions que soulève cet ouvrage doit également s'intéresser aux moyens d'assister les familles dans la tâche de développer les capacités des enfants. Les enfants du même âge et, plus largement, la culture incarnée dans les normes sociales et les institutions politiques jouent également un rôle important : ils peuvent soutenir ou au contraire faire obstacle au travail mené à l'école et en famille. On peut toutefois s'attarder sur l'école et l'université parce que les changements les plus pernicieux ont pris place à ce niveau, au fur et à mesure que la pression de la croissance économique poussait à modifier les cursus, la pédagogie et le financement. À condition d'être bien conscients que nous ne traitons qu'un aspect du développement du citoyen, nous pouvons donc nous limiter à cet objet.
L'éducation n'a pas pour seul but la citoyenneté. Elle prépare les individus au travail et, c'est un point fondamental, à une vie dotée de sens. On pourrait écrire un livre entier sur le rôle des arts et des humanités dans la poursuite de ces objectifs4. Mais toutes les démocraties modernes sont des sociétés où le sens et les buts ultimes de la vie humaine sont des sujets de désaccord raisonnable entre des citoyens qui défendent des opinions religieuses et séculières différentes, et les citoyens seront naturellement en désaccord sur l'intérêt des différents types d'éducation humaniste pour servir leurs objectifs particuliers. On peut toutefois s'accorder pour reconnaître que tous les jeunes gens de par le monde, dans les États qui ont la chance d'être des démocraties, doivent apprendre à devenir les participants d'une forme de gouvernement où les individus s'informent eux-mêmes sur les questions essentielles qu'ils vont affronter en tant qu'électeurs et, parfois, en tant qu'élus ou administrateurs. Toute démocratie moderne est aussi une société où les individus diffèrent largement sous bien des aspects, y compris la religion, l'appartenance ethnique, la richesse et la classe sociale, le handicap physique, le genre et la sexualité, et où tous les électeurs font des choix qui influencent fortement la vie des autres. Une bonne manière d'évaluer n'importe quelle structure éducative consiste à demander si elle réussit à préparer les jeunes gens pour la vie dans une telle forme d'organisation sociale et politique. Sans le soutien de citoyens convenablement éduqués, aucune démocratie ne peut être stable.
Je voudrais montrer que des capacités développées de pensée critique et de réflexion sont essentielles pour maintenir les démocraties vivantes et dynamiques. Dans un contexte aux prises avec une économie mondialisée et marqué par des interactions multipliées entre nations et entre groupes, la capacité de raisonner de manière juste sur un large ensemble de cultures, de groupes et de pays est essentielle. Elle seule permet aux démocraties d'affronter de manière responsable les problèmes que nous rencontrons actuellement en tant que membres d'un monde interdépendant. La capacité à imaginer l'expérience d'un autre, capacité que presque tous les êtres humains possèdent à quelque degré, doit être largement développée et affinée si nous voulons espérer maintenir des institutions décentes, malgré les nombreuses divisions qui marquent toute société moderne.
L'intérêt national de toute démocratie moderne exige une économie forte et une culture des affaires florissante. Mon argument principal consiste à montrer que cet intérêt économique a également besoin du soutien des arts et des humanités pour que soient promues une atmosphère de vigilance attentive et responsable et une culture d'innovation dynamique. Il n'y a donc pas à choisir entre une éducation tournée vers le profit et une éducation tournée vers une bonne citoyenneté. Une économie florissante exige ces talents mêmes qui soutiennent la citoyenneté : les défenseurs de ce que j'appelle l'« éducation tournée vers le profit » ou, pour le dire plus précisément, l'« éducation tournée vers la croissance économique » ont une conception appauvrie des moyens qui permettent d'atteindre leur but. Mais cet argument doit être subordonné à celui qui concerne la stabilité des institutions démocratiques : une économie forte est un moyen au service des fins humaines, non une fin en soi. La majorité d'entre nous ne choisirions pas de vivre dans une nation prospère qui ne serait plus démocratique. De plus, même s'il est évident qu'une culture des affaires solide exige que certains individus soient imaginatifs et critiques, elle n'exige pas nécessairement que tous les individus le soient. La participation démocratique formule des exigences plus larges, que mon argumentation vient appuyer.
Aucun système d'éducation n'est satisfaisant s'il ne profite qu'aux élites fortunées. Ouvrir l'accès à une éducation de qualité est une question urgente pour toute démocratie moderne. Un des grands mérites du rapport de la commission Spellings est d'avoir attiré l'attention sur cette question. C'est depuis longtemps une tare honteuse pour les États-Unis, pays riche, que l'accès à l'éducation primaire et secondaire de qualité et tout particulièrement au premier cycle universitaire soit si inégalement distribué entre leurs citoyens. De nombreux pays émergents connaissent des disparités encore plus frappantes : en Inde, par exemple, le taux d'alphabétisation masculine n'est que de 65 %, mais le taux d'alphabétisation féminin est de 50 % ! Les disparités entre villes et campagne sont plus marquées. Dans l'éducation secondaire et supérieure, les écarts sont plus frappants encore, entre hommes et femmes, riches et pauvres, ruraux et urbains. La vie des enfants qui grandissent en sachant qu'ils iront à l'université, et même au-delà du premier cycle, est complètement différente de celle des enfants qui, dans bien des cas, n'auront pas la chance d'aller à l'école. De nombreux pays ont fait du bon travail dans ce domaine. Mais ce n'est pas là notre sujet.
Ce livre s'intéresse aux objectifs que nous devrions poursuivre. Tant que cela ne sera pas clair à nos yeux, il nous sera difficile de savoir comment les garantir à ceux qui en ont besoin.
Chapitre 2
Éducation tournée vers le profit, éducation tournée vers la démocratie
Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d'Amérique.
Constitution des États-Unis d'Amérique, Préambule, 1787
NOUS, LE PEUPLE DE L'INDE, ayant solennellement résolu d'[...]assurer à tous nos citoyens :
la JUSTICE, économique et politique ;
la LIBERTÉ de pensée, d'expression, de croyance, de foi et de culte ;
l'ÉGALITÉ de statut et de chances ; et de promouvoir entre tous
la FRATERNITÉ qui assure la dignité de l'individu et l'unité et l'intégrité de la nation ;
DANS NOTRE ASSEMBLÉE CONSTITUANTE, le vingt-sixième jour du mois de novembre 1949, ADOPTONS ICI, PROMULGUONS ET NOUS DONNONS À NOUS-MÊMES CETTE CONSTITUTION.
Constitution de l'Inde, Préambule, 1949
Pour réfléchir à l'éducation qui convient à la citoyenneté démocratique, il faut nous pencher sur la nature des États démocratiques et le but qu'ils poursuivent. Qu'est-ce donc que le progrès pour un État ? En un sens, c'est l'accroissement du Produit national brut. Des décennies durant, cette manière de mesurer le progrès national a fourni le critère utilisé par les économistes du développement dans le monde entier, comme s'il s'agissait là d'une bonne approximation de la qualité de vie générale d'un pays.
D'après ce modèle de développement, le but d'un État devrait être la croissance économique. Peu importent la distribution des richesses et l'égalité sociale, peu importent les conditions d'une démocratie stable, peu importe la qualité des relations entre groupes raciaux et entre genres, peu importe le développement d'autres éléments de la qualité de vie des êtres humains qui ne sont pas clairement articulés à la croissance économique. (Des études empiriques nous ont désormais montré que la liberté politique, la santé et l'éducation ne sont que faiblement corrélées avec la croissance5.) Une preuve des lacunes de ce modèle est le fait que ces indices de développement assignaient un excellent résultat à l'Afrique du Sud sous le régime de l'apartheid. L'ancienne Afrique du Sud possédait de grandes richesses, et l'ancien modèle du développement récompensait ce résultat (ou cette bonne fortune), en ignorant les extrêmes inégalités de distribution, la brutalité du régime d'apartheid, et les échecs sanitaires et éducatifs qui l'accompagnaient.
Ce modèle de développement, désormais rejeté par de nombreux penseurs du développement, gouverne toujours une large part des décisions politiques, en particulier celles qui sont influencées par les États-Unis. La Banque mondiale a fait quelques progrès appréciables avec James Wolfensohn et adopté une conception du développement plus complexe. Mais les choses se sont dégradées par la suite et le Fonds monétaire international n'a jamais connu le type de progrès qu'a connu la Banque sous Wolfensohn. De nombreuses nations, et de nombreux États au sein des nations, poursuivent ce modèle du développement. L'Inde contemporaine est un véritable laboratoire à cet égard : certains États (le Gujarat, l'Andhra Pradesh) ont recherché la croissance économique grâce à l'investissement étranger, tout en négligeant la santé, l'éducation, les conditions d'existence de la population rurale pauvre ; d'autres États (le Kerala, Delhi, dans une certaine mesure le Bengale occidental) ont en revanche adopté des stratégies plus égalitaires, en essayant de rendre la santé et l'éducation accessibles à tous, de développer les infrastructures d'une manière qui profite à tous, et de lier l'investissement à la création d'emplois pour les plus pauvres.
Les défenseurs de l'ancien modèle se plaisent parfois à affirmer que la recherche de la croissance économique permettra par elle-même d'atteindre les autres biens que j'ai mentionnés : santé, éducation, réduction des inégalités sociales et économiques. Pourtant, les résultats de ces différentes expériences poussent à conclure que l'ancien modèle n'a pas les vertus proclamées. Ses résultats dans le domaine de la santé et de l'éducation, par exemple, ne sont que très lointainement corrélés avec la croissance économique6. La liberté politique n'est pas non plus liée à la croissance, comme le montre le succès étonnant de la Chine. Produire de la croissance économique ne revient pas à produire de la démocratie. Cela ne produit pas non plus une population saine, active, éduquée, où les chances de mener une vie bonne sont offertes à toutes les classes sociales. Et pourtant, la croissance économique continue de recueillir de larges suffrages, et la tendance serait à une confiance accrue dans ce que j'ai appelé l'« ancien paradigme » plutôt qu'à une description plus complexe de ce que les sociétés devraient tenter d'offrir à leur population.
Ces tendances contestables ont récemment été mises au défi dans les deux pays auxquels je m'intéresse plus particulièrement. En choisissant l'administration Obama, les électeurs américains ont opté pour un groupe défendant une plus grande égalité dans l'accès aux soins et une plus grande attention aux questions d'égalité des chances en général. En Inde, en mai 2009, lors d'un résultat surprenant, les électeurs ont donné une quasi-majorité au Parti du congrès, qui articulait des réformes économiques modérées avec un fort engagement pour la population rurale pauvre7. Mais dans aucun de ces deux pays les mesures politiques n'avaient été véritablement conçues dans l'objectif explicite du développement humain. Il n'est donc pas évident que l'un ou l'autre de ces deux pays ait véritablement embrassé un paradigme de développement humain, et non simplement un paradigme de croissance corrigé par la redistribution.
Chacun de ces deux pays a pourtant une Constitution écrite. Et dans les deux cas, la Constitution protège du caprice de la majorité un ensemble de droits fondamentaux qui ne peuvent être abrogés dans le but d'atteindre un plus grand profit économique. Dans ces deux pays, un ensemble de droits politiques et civils sont protégés et une égale protection devant la loi indépendamment de leur race, genre, ou appartenance religieuse est garantie à tous les citoyens. La liste indienne, plus longue que la liste étasunienne, comprend aussi l'éducation primaire et secondaire libre et obligatoire, et le droit à ne pas vivre dans le dénuement (le droit à mener une vie compatible avec la dignité humaine)8. Même si la Constitution fédérale des États-Unis ne garantit pas un droit à l'éducation, les constitutions de nombreux États le font, et beaucoup ajoutent des éléments relatifs à la protection sociale. De manière générale, on peut conclure que les États-Unis et l'Inde ont rejeté l'idée selon laquelle la bonne pratique pour un pays consisterait simplement à chercher à maximiser la croissance économique. Il est donc d'autant plus étonnant que d'importantes personnalités qui s'occupent d'éducation, dans ces deux pays, continuent de faire comme si leur seul but était la croissance économique.
Dans le contexte de cet ancien paradigme du développement national, la préoccupation générale consiste à trouver une éducation qui promeuve le développement national envisagé comme synonyme de croissance économique. Une telle éducation a récemment été soulignée par le rapport de la commission Spellings du ministère de l'Éducation des États-Unis, qui s'est concentré sur l'université. Ce modèle est également mis en œuvre par de nombreux pays européens, où l'on favorise les universités et départements techniques, tout en opérant des coupes draconiennes dans les humanités. Ce modèle est au cœur des discussions sur l'éducation dans l'Inde d'aujourd'hui, ainsi que dans de nombreux pays émergents qui essaient de capter une plus large part du marché mondial.
Les États-Unis n'ont jamais connu de modèle d'éducation purement tourné vers la croissance. Certaines caractéristiques distinctives et désormais traditionnelles de notre système ne se laissent pas réduire à ce modèle. À la différence de presque tous les systèmes éducatifs au monde, nous avons un modèle d'éducation universitaire fondé sur les arts libéraux. Au lieu d'entrer à l'université pour étudier une seule discipline, les étudiants doivent suivre un large ensemble de cours durant leurs deux premières années d'études, y compris des cours en humanités. Ce modèle d'éducation universitaire influence l'éducation secondaire. Personne n'est orienté trop rapidement vers une formation technique, purement scientifique ou professionnelle ; inversement, les enfants portés vers les humanités ne perdent pas trop rapidement contact avec les sciences. L'accent porté sur les arts libéraux n'est pas non plus un vestige d'élitisme ou de distinction de classe. Très tôt, les grands pédagogues étasuniens ont lié les arts libéraux à la formation de citoyens démocratiques informés, indépendants et capables d'empathie. Le modèle des arts libéraux est toujours relativement puissant, mais il est soumis à des pressions en ces temps de difficultés économiques.
Un autre aspect de la tradition scolaire étasunienne qui refuse obstinément l'assimilation à un modèle tourné vers la croissance est l'importance caractéristique qu'elle donne à la participation active de l'enfant dans l'examen et le questionnement. Ce modèle d'apprentissage, associé à une longue tradition philosophique occidentale de théorie de l'éducation, va de Jean-Jacques Rousseau au XVIII e siècle à John Dewey au XX e, en passant par des pédagogues éminents comme Friedrich Froebel en Allemagne, Johann Pestalozzi en Suisse, Bronson Alcott aux États-Unis et Maria Montessori en Italie. Je discuterai plus en détail leurs idées au chapitre 4. Dans cette tradition, l'éducation ne consiste pas seulement à faire assimiler passivement des faits et des traditions culturelles, mais à mettre l'esprit à l'épreuve pour le rendre actif, compétent, et profondément critique dans un monde complexe. Ce modèle d'éducation a remplacé un modèle plus ancien où les enfants assis à leur bureau toute la journée se contentaient d'ingurgiter et de régurgiter le matériau qu'on leur présentait. Cette idée d'apprentissage actif, nettement orienté vers la pensée critique et l'argumentation, qui remonte à Socrate, a profondément influencé l'éducation primaire aux États-Unis, ainsi que l'éducation secondaire dans une moindre mesure. Cette influence est encore sensible, en dépit des pressions croissantes qui poussent les écoles à produire des élèves capables de réussir des tests standardisés.
Je discuterai plus loin de ces théories, mais je les introduis à présent pour souligner que nous ne trouverons sans doute pas d'exemple pur d'éducation consacrée à la croissance économique aux États-Unis... du moins jusqu'à présent. L'Inde s'en rapproche davantage. Malgré la large influence de Tagore, qui s'est efforcé de construire son école autour de la pensée critique et de l'imagination empathique, et qui a fondé une université sur le modèle interdisciplinaire des humanités, les universités indiennes d'aujourd'hui, comme celles d'Europe, proposent des cursus monodisciplinaires plutôt que le modèle des arts libéraux. L'université de Tagore, Visva Bharati (ce qui signifie « Le monde entier »), a été reprise par le gouvernement et ressemble désormais à n'importe quelle autre université disciplinaire, qui recherche avant tout des résultats sur le marché. De même, l'école de Tagore a-t-elle depuis longtemps cessé de définir les buts de l'éducation primaire et secondaire indienne. L'apprentissage socratique actif et la formation par les arts ont été rejetés au profit d'une pédagogie de gavage qui prépare à des examens nationaux standardisés. Le modèle même d'apprentissage que Tagore (et les Européens et Américains nommés précédemment) a refusé radicalement, où l'élève est passivement assis à sa table tandis que les professeurs et les manuels présentent un matériau à assimiler sans critique, est devenu la réalité dans toutes les écoles publiques de l'Inde. À nous figurer à quoi ressemblerait une éducation vouée à la croissance économique, qui ne prêterait attention à nul autre but, nous approchons de très près ce qu'offrent les écoles publiques indiennes.
Mais notre but est ici de comprendre un modèle influent dans le monde entier, non de décrire le système scolaire propre à un pays particulier : contentons-nous donc de poser les questions abstraitement.
Quelle sorte d'éducation l'ancien modèle du développement suggère-t-il ? Une éducation tournée vers la croissance économique a besoin de capacités élémentaires : écrire et compter. Elle doit également former certaines personnes de manière plus poussée en informatique et en technologie. L'égalité d'accès est sans grande importance : un État peut tout à fait connaître une croissance confortable alors que sa population rurale pauvre reste analphabète et privée des ressources informatiques de base, comme le montre bien l'histoire récente de nombreux États indiens. Dans certains États comme le Gujarat et l'Andra Pradesh, l'accroissement du PNB a été obtenu grâce à l'éducation d'une élite technique qui rend l'État attractif pour les investisseurs étrangers. Les résultats de cette croissance ne sont pas affectés à améliorer l'état de santé et le bien-être de la population rurale pauvre, et rien ne conduit à penser que la croissance économique a besoin de lui procurer une éducation. C'est là un problème majeur du paradigme de développement fondé sur le PNB. Il néglige la répartition et bénéficie à des pays ou des États où les inégalités sont alarmantes. C'est particulièrement vrai de l'éducation : la nature de l'économie de l'information fait que les pays peuvent faire croître leur PNB sans s'inquiéter beaucoup de l'accès à l'éducation, pourvu qu'ils forment une élite compétente pour la technologie et les affaires.
C'est là un deuxième point sur lequel les États-Unis ont traditionnellement pris leurs distances avec le paradigme de la croissance économique. Dans la tradition étasunienne d'éducation publique, les idées d'égalité des chances et d'accès, même si elles n'ont jamais été solides dans les faits, ont toujours constitué des idéaux, défendus même parmi les hommes politiques les plus obsédés par la croissance, comme les auteurs du rapport Spellings.
Une fois garanties une éducation élémentaire pour tous et une formation plus spécialisée pour certains, l'éducation tournée vers la croissance économique n'exige qu'une connaissance tout à fait rudimentaire de l'histoire et de l'économie : une connaissance plus poussée dans ces disciplines ne concerne que ceux qui poursuivront des études au-delà de l'éducation élémentaire pour rejoindre éventuellement une élite relativement restreinte. Mais il faut bien prendre garde à ce que le récit historique et économique ne provoque pas de réflexion profonde sur les classes sociales, la race et le genre, sur l'intérêt réel de l'investissement étranger pour la population rurale pauvre, sur la perspective de survie de la démocratie dans des conditions d'extrême inégalité des chances. La pensée critique n'est pas requise par l'éducation tournée vers la croissance économique : de fait, les États qui ont recherché cet objectif sans relâche, comme l'État indien du Gujarat, sont bien connus pour un mélange de sophistication technologique d'une part, de docilité et de pensée de groupe de l'autre. La liberté d'esprit de l'élève est dangereuse pour qui souhaite produire un groupe de travailleurs obéissants et techniquement experts, qui appliquent les plans des élites pour attirer l'investissement étranger et produire le développement technologique. La pensée critique devra donc être découragée, comme c'est le cas depuis très longtemps dans les écoles publiques du Gujarat.
J'ai dit que l'étude de l'histoire est souvent cruciale. Mais les pédagogues préoccupés de croissance économique ne voudront pas d'une étude qui s'attache à l'histoire des injustices de classe, de caste, de genre, d'appartenance ethno-religieuse, parce que cela conduit à une pensée critique du présent. De tels pédagogues ne voudront pas non plus de critique sérieuse de la poussée du nationalisme, des dégâts causés par les idéaux nationalistes, de la manière dont la maîtrise technique engourdit bien souvent l'imagination morale. Tous ces thèmes ont été développés avec pessimisme par Rabindranàth Tagore dans Nationalism, un recueil des conférences qu'il prononça pendant la Première Guerre mondiale et que l'Inde d'aujourd'hui a oubliées, malgré le renom universel du lauréat du prix Nobel de littérature9. La version de l'histoire qui est présentée glorifie l'ambition nationale, tournée en particulier vers la richesse, et minimise les problèmes de pauvreté et de responsabilité mondiale. Là encore, il n'est pas difficile de trouver des exemples réels de ce type d'éducation.
Un exemple frappant est fourni en Inde par les manuels proposés par le BJP, le parti politique nationaliste hindou, qui met en œuvre un programme de développement vigoureux fondé sur la croissance. Ces manuels (qui ont été retirés, fort heureusement, depuis que le BJP a perdu les élections en 2004) décourageaient radicalement la pensée critique et ne lui fournissaient d'ailleurs pas de matière. Ils présentaient l'histoire de l'Inde comme un récit lisse de triomphe matériel et culturel, où tous les problèmes étaient causés par les pays étrangers et les « éléments étrangers » de l'intérieur. La critique des injustices dans le passé indien était rendue quasiment impossible par le matériau présenté et la pédagogie suggérée (comme les questions à la fin de chaque chapitre) qui décourageaient le questionnement critique et poussaient à l'assimilation et la régurgitation. On demandait simplement aux élèves d'absorber une histoire de bonté sans tache, en occultant toutes les inégalités de caste, de genre et de religion.
On y présentait les questions contemporaines de développement en mettant en avant l'importance essentielle de la croissance économique et le peu d'importance relative de l'égalité de la distribution. On apprenait aux étudiants que ce qui compte est la situation de la personne moyenne (et non pas, par exemple, celle des moins bien lotis). On les a encouragés à se concevoir eux-mêmes comme des parties d'une vaste collectivité qui progresse, plutôt que comme des individus distincts, avec des droits distincts, sur le modèle : « Dans le développement social, un individu ne retire de bénéfices qu'en tant qu'être collectif »10. Cette norme contestable (qui suggère que, tant que votre pays va bien, c'est que vous allez bien, même si vous êtes extrêmement pauvre et souffrez de nombreuses privations) était présentée comme un fait que tous les étudiants devaient mémoriser et restituer aux examens nationaux obligatoires.
L'éducation axée sur l'objectif de croissance économique aura sans doute de telles caractéristiques partout, puisque la quête sans entrave de la croissance ne mène pas à une pensée intelligente sur la distribution ou l'inégalité sociale. (L'inégalité peut atteindre des proportions ahurissantes alors même que le pays prospère, comme le montrait l'Afrique du Sud.) De fait, donner un visage humain à la pauvreté porte vraisemblablement à hésiter sur la poursuite de la croissance ; car l'investissement étranger doit souvent être attiré par des mesures politiques qui défavorisent nettement la population rurale pauvre. (Dans bien des parties de l'Inde, par exemple, les travailleurs agricoles pauvres possèdent des terres qui sont nécessaires pour construire des usines, et ils ne seront sans doute pas gagnants si leur terre est achetée par le gouvernement : même s'ils reçoivent une compensation, ils n'ont généralement pas les compétences qui leur permettraient d'être employés par les nouvelles industries qui les délogent11.)
Qu'en est-il des arts et de la littérature, si souvent loués par les éducateurs démocratiques ? L'éducation faite pour la croissance économique professera d'abord son mépris pour ces aspects de l'éducation des enfants, parce qu'ils ne semblent pas conduire à un progrès économique, personnel ou national. C'est pourquoi, dans le monde entier, les programmes scolaires en arts et humanités, à tous les niveaux, sont supprimés en faveur d'un apprentissage technique. Les parents indiens sont fiers d'un enfant qui est admis dans un institut de technologie et de gestion ; ils ont honte d'un enfant qui étudie la littérature, ou la philosophie, qui veut peindre, danser ou chanter. Aux États-Unis, les parents évoluent rapidement en ce sens, malgré une longue tradition fondée sur les arts libéraux.
Mais les pédagogues préoccupés de croissance économique ne se contentent pas d'ignorer les arts. Ils les redoutent. Une sympathie cultivée et développée est un ennemi particulièrement redoutable de la fermeture d'esprit, alors qu'un esprit moralement obtus est nécessaire à l'application des programmes de développement économique qui ignorent l'inégalité. Il est plus facile de traiter les gens comme des objets à manipuler à qui n'a jamais appris à les considérer autrement. Comme le disait Tagore, le nationalisme agressif doit émousser la conscience morale : il lui faut des gens qui ne reconnaissent pas l'individu, qui parlent un langage de groupe, qui se comportent et voient le monde en bureaucrates dociles. L'art est un grand ennemi de cette fermeture d'esprit, et les artistes (à moins d'être radicalement intimidés ou corrompus) ne sont pas les serviteurs fidèles de quelque idéologie que ce soit, serait-elle fondamentalement bonne : ils demandent toujours à l'imagination de s'élever au-dessus de ses limites habituelles pour considérer le monde sous des aspects nouveaux12. C'est pourquoi les pédagogues qui recherchent la croissance économique refusent d'accorder une place aux arts et aux humanités dans l'éducation fondamentale. Cet assaut est actuellement mené dans le monde entier.
Des exemples purs d'éducation tournée vers la croissance économique sont difficiles à trouver dans les démocraties florissantes, puisque la démocratie est construite sur le respect de chacun et que les modèles de la croissance ne respectent qu'un agrégat. Cependant, tous les systèmes éducatifs de par le monde se rapprochent toujours davantage d'un modèle de la croissance, sans s'attarder beaucoup sur ses contradictions avec les objectifs de la démocratie.
Comment définir le type de pays et de citoyen que nous essayons de produire ? La principale proposition opposée au modèle fondé sur la croissance en vigueur dans les cercles de développement international, proposition à laquelle je me suis associée, est connue sous le nom de « paradigme du développement humain ». D'après ce modèle, l'important, ce sont les chances ou « capabilités » dont chaque personne dispose dans des domaines essentiels qui vont de la vie, de la santé et de l'intégrité corporelle à la liberté et à la participation politiques et à l'éducation. Ce modèle de développement reconnaît que tous les individus doivent être respectés par les lois et les institutions. Une nation est décente si elle reconnaît que ses citoyens ont des droits dans ces domaines, entre autres, et élabore des stratégies pour les élever au-dessus d'un seuil minimal.
Le « modèle du développement humain » soutient la démocratie, puisque le fait d'avoir son mot à dire dans le choix des mesures politiques qui gouvernent sa propre vie est un élément essentiel d'une vie humaine digne. Le type de démocratie défendu accordera toutefois aux droits fondamentaux un rôle crucial, qui ne pourra pas être remis en cause par le caprice de la majorité : il favorisera donc des protections solides de la liberté politique, des libertés de parole, d'association et de culte et des droits fondamentaux dans d'autres domaines comme la santé et l'éducation. Ce modèle s'accorde bien avec les aspirations poursuivies par la Constitution indienne et la Constitution sud-africaine. Les États-Unis n'ont jamais assuré de protection constitutionnelle, au niveau fédéral, aux droits socio-économiques, ni aux droits relatifs à la santé et à l'éducation. Pourtant, les Américains ont le sentiment solidement ancré que le succès national dépend du fait que tous les citoyens jouissent de ces droits. Le « modèle du développement humain » ne bâtit pas de châteaux en Espagne : il s'articule fortement aux engagements constitutionnels, même s'ils ne sont jamais parfaitement réalisés, de nombreuses nations démocratiques.
Si un pays souhaite promouvoir ce type de démocratie soucieuse des individus, désireuse de promouvoir le droit à « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » pour chacun, quelles capacités doit-il susciter chez ses citoyens ? Les points suivants semblent essentiels :
• la capacité de raisonner adéquatement sur les questions politiques qui concernent le pays, d'examiner, de réfléchir, d'argumenter, de débattre sans s'en rapporter à la tradition ni à l'autorité ;
• la capacité de reconnaître ses concitoyens comme des personnes dotées de droits égaux, aussi différents qu'ils puissent être par la race, la religion, le genre et la sexualité : les considérer avec respect, comme des fins et non de simples outils à manipuler pour son propre avantage ;
• la capacité de se préoccuper de la vie des autres, de comprendre ce que différents types de mesures politiques signifient pour les possibilités de vie et les expériences de tous ses concitoyens, ainsi que des étrangers ;
• la capacité d'imaginer une variété de problèmes complexes qui affectent l'histoire d'une vie humaine dans son déploiement : penser à l'enfance, à l'adolescence, aux relations familiales, à la maladie, à la mort, etc., en se nourrissant de la compréhension d'un vaste ensemble d'expériences humaines, et pas seulement en agrégeant des données ;
• la capacité de juger les décideurs politiques avec esprit critique, mais avec un sens réaliste et informé des possibilités qui leur sont ouvertes ;
• la capacité de penser au bien du pays dans son entier, et pas seulement à son groupe spécifique ;
• la capacité de voir ensuite son propre pays comme une fraction d'un ordre mondial complexe où se posent des problèmes de différents ordres, dont la résolution exige une délibération transnationale intelligente.
Ce n'est là qu'une esquisse, mais elle permet au moins de commencer à exprimer ce dont nous avons besoin.
5Jean Drèze et Amartya Sen l'ont très clairement montré dans l'ouvrage India. Development and Participation (New York et Oxford, Oxford University Press, 2002) ainsi que dans sa première édition sous le titre India. Social Development and Economic Opportunity (id., 1996). Les données sont issues d'enquêtes menées dans différents États indiens qui ont adopté des politiques différentes, certaines en faveur de la croissance économique et sans soutien direct à la santé et à l'éducation, d'autres en faveur d'une action gouvernementale directe pour soutenir la santé et l'éducation (domaines que la Constitution indienne délègue aux États). Les enquêtes de terrain sont disponibles dans : Jean Drèze et Amartya Sen (dir.), Indian Development. Selected Regional Perspectives (Delhi, New York et Oxford, Oxford University Press, 1997).
Chapitre 3
L'éducation des citoyens : émotions morales (et amorales)
Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même ; et le second, qui dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'approchent ; car, dans l'état de faiblesse où il est, il ne connaît personne que par l'assistance et les soins qu'il reçoit.
Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l'éducation, 1762, livre IV.
Si la démocratie est la maturité, si la maturité est la santé, et si la santé est désirable, il faut examiner ce qui peut être fait pour promouvoir la démocratie.
Donald Winnicott, « Pensées sur la signification du mot démocratie », 1950.
L'éducation s'adresse aux individus. Avant de pouvoir esquisser un programme d'éducation, il faut comprendre quels problèmes se présentent lorsque nous essayons de transformer nos élèves en citoyens responsables d'une démocratie, capables de penser et de décider à bon escient d'un ensemble de questions d'importance nationale et mondiale. Quelle caractéristique de la vie humaine rend si difficile le fait de maintenir des institutions démocratiques fondées sur le respect mutuel et l'égale protection devant la loi, et si aisé celui de glisser vers des hiérarchies variées, ou, pis encore, vers des projets violents d'agression collective ? Quelle force conduit les groupes puissants à chercher à contrôler et dominer ? Pourquoi la majorité essaie-t-elle systématiquement de dénigrer ou de stigmatiser les minorités ? Quelles que soient les forces en cause, c'est bien contre elles que doit s'élever toute éducation qui prend véritablement pour but une citoyenneté nationale et mondiale responsable. Et elle doit combattre ces forces en utilisant toutes les ressources humaines disponibles qui permettent à la démocratie de l'emporter sur la hiérarchie.
Les Américains s'entendent souvent dire que le mal est une chose qui existe essentiellement à l'extérieur. Qu'on pense simplement à la rhétorique de l'« axe du mal » qui menacerait notre bon pays. Les gens trouvent réconfortant d'imaginer qu'ils sont pris dans un « choc des civilisations » titanesque, où de bonnes nations démocratiques s'élèvent contre des religions et des cultures supposées mauvaises, issues d'autres parties du monde. La culture populaire nourrit trop souvent cette vision du monde, en suggérant que la mort des « méchants » serait la solution aux problèmes des « gentils ». Les cultures non occidentales ne sont pas immunisées contre ce mode de pensée pernicieux. La droite hindoue en Inde, par exemple, brosse depuis longtemps le tableau d'une Inde engagée dans la lutte entre les forces bonnes et pures de l'hindouisme et un ensemble de dangereux « éléments étrangers » (par quoi ils entendent les musulmans et les chrétiens, même si ces deux groupes ne sont pas moins enracinés dans le sous-continent que les hindous13). Ils ont enrôlé dans ce mouvement la culture populaire : les épopées classiques sont réécrites sous forme de versions télévisées populaires qui ne laissent subsister aucune complexité dans la description des personnages « bons » et « mauvais », et qui encouragent le spectateur à identifier les « méchants » à une menace musulmane contemporaine14.
Pareils mythes de pureté sont trompeurs et dangereux. Aucune société n'est pure, et le « choc des civilisations » passe à l'intérieur de chaque société. Chacune contient en elle des individus qui sont prêts à vivre avec les autres dans le respect mutuel et la réciprocité, et d'autres qui cherchent le confort de la domination. Il faut comprendre comment réussir à former davantage de citoyens du premier type, et moins du second. Penser à tort que notre propre société est pure ne peut qu'attiser l'agressivité à l'égard des étrangers et rendre aveugle aux agressions que subissent certains citoyens.
Comment tels individus deviennent-ils capables de respect et d'égalité démocratique ? Qu'est-ce qui fait que tels autres cherchent à dominer ? Répondre à ces questions oblige à situer le « choc des civilisations » à un niveau plus profond, pour comprendre quelles forces, en chacun de nous, militent contre le respect mutuel et la réciprocité, et lesquelles donnent un appui solide à la démocratie. Un dirigeant démocrate parmi les plus créatifs de notre temps, le mahatma Gandhi, l'un des principaux architectes de l'Inde indépendante et démocratique, a parfaitement compris que la lutte politique pour la liberté et l'égalité doit d'abord être une lutte à l'intérieur de chaque personne, tandis que la compassion et le respect luttent avec la peur, l'avidité et l'agressivité narcissique. Il a régulièrement attiré l'attention sur l'articulation entre équilibre psychologique et équilibre politique, en affirmant que le désir cupide, l'agressivité et l'angoisse narcissique sont des forces opposées à la construction d'une nation libre et démocratique.
Ce choc des civilisations intérieur peut être observé dans de nombreuses luttes pour l'intégration et l'égalité dans les sociétés actuelles : débats sur l'immigration, sur les arrangements destinés aux minorités religieuses, raciales et ethniques, sur l'égalité hommes/femmes, sur l'orientation sexuelle, sur la discrimination positive. Dans toutes les sociétés, ces débats suscitent anxiété et agressivité. Mais partout existent également des forces de compassion et de respect. Les structures sociales et politiques particulières jouent un grand rôle dans le résultat de ces luttes, mais nous ferions bien de nous appuyer, au moins à titre d'essai, sur une description largement partagée de l'enfance, afin d'identifier les problèmes et les ressources que les institutions et les normes sociales peuvent développer ou inhiber15. Les détails d'une telle description font l'objet de recherches et de débats ; déterminer les points d'intervention possibles est également une tâche complexe. Mais il nous faut bien commencer quelque part. De nombreuses propositions d'éducation n'explicitent pas leur conception de la psychologie du développement humain, si bien qu'on ne sait pas exactement quels problèmes doivent être résolus, ni de quelles ressources nous disposons pour ce faire.
Les êtres humains naissent, sans défense, dans un monde qu'ils n'ont pas fait et qu'ils ne contrôlent pas. Les premières expériences du nouveau-né sont faites d'une alternance irrégulière de moments d'épanouissement total, où le monde entier semble tourner autour de la satisfaction de ses besoins, comme dans le ventre maternel, et d'une conscience déchirante de sa propre vulnérabilité, lorsque les bonnes choses font défaut au moment où le nourrisson les désire et ne peut rien faire pour se les procurer. Les êtres humains connaissent un niveau de vulnérabilité physique inconnu ailleurs dans le règne animal, combiné avec un très haut niveau de sophistication cognitive. (Nous savons désormais, par exemple, qu'un bébé d'une semaine peut faire la différence entre l'odeur du lait de sa propre mère et celle du lait d'une autre mère.) Comprendre le « choc intérieur » requiert de réfléchir sur cette situation étrange et unique : la curieuse articulation chez les êtres humains de la compétence et de la vulnérabilité ; notre relation problématique à la vulnérabilité, la mortalité et la finitude ; notre désir constant de transcender des conditions pénibles pour tout être intelligent.
Lorsque les enfants se développent, ils deviennent toujours plus conscients de ce qui leur arrive, sans pouvoir rien y faire. S'attendre à être sans cesse l'objet de soins – c'est l'« omnipotence infantile » si bien saisie par Freud dans l'expression « Sa Majesté le bébé » – est lié à l'angoisse et à la honte de savoir que l'on est en réalité non pas tout-puissant, mais radicalement impuissant. De cette angoisse et de cette honte naît un désir pressant de complétude et de plénitude qui ne disparaît jamais tout à fait, même si les enfants apprennent qu'ils ne sont qu'une partie d'un monde composé d'êtres finis et sans ressources. Et ce désir de dépasser la honte de l'incomplétude conduit à une grande instabilité et à un périlleux danger moral.
Pour les très jeunes enfants, les autres n'existent pas vraiment ; ils ne sont que des instruments qui apportent ou non ce qui est nécessaire. Les jeunes enfants voudraient réellement faire de leurs parents leurs esclaves pour pouvoir contrôler les forces qui subviennent à leurs besoins. Jean-Jacques Rousseau, dans son grand livre sur l'éducation, Émile, voyait dans le désir infantile de réduire les parents en esclavage le début d'un monde de hiérarchie. Même si Rousseau ne pensait pas que les enfants sont naturellement mauvais (il soulignait plutôt leurs instincts naturels d'amour et de compassion), il comprenait que la faiblesse même et le besoin des tout jeunes humains donnent son essor à une dynamique susceptible de créer une déformation morale et un comportement cruel, sauf si le narcissisme et la tendance à dominer sont canalisés dans une direction plus productive.
J'ai mentionné à l'instant la honte que les enfants ressentent en raison de leur dénuement, de leur incapacité à trouver la plénitude heureuse que certains moments les conduisent à espérer16. Cette honte, qu'on peut qualifier de « honte primitive », est bientôt rejointe par une autre émotion très puissante : le dégoût devant les déchets produits par son propre corps. Le dégoût, comme bien d'autres émotions, a un fondement évolutif propre, mais il implique aussi un apprentissage, et il n'apparaît pas avant que l'on apprenne à l'enfant à être propre, lorsque ses capacités cognitives sont déjà bien développées. La société a donc une marge de manœuvre pour influencer la direction que prend le dégoût. Les recherches récentes sur le dégoût montrent qu'il n'est pas seulement viscéral. Il a une forte composante cognitive, qui implique des idées de souillure ou de saleté. Dans le dégoût, comme nous l'apprennent les psychologues expérimentaux, nous rejetons comme source de souillure ces choses (fèces, autres déchets corporels, cadavre) qui sont la preuve de notre propre animalité et mortalité, et donc de notre vulnérabilité dans des domaines fondamentaux. Les psychologues expérimentaux qui travaillent sur le dégoût s'accordent à dire qu'en nous tenant à distance de ces déchets, nous contrôlons notre angoisse sur le fait de produire, et finalement d'être, des déchets, et donc d'être nous-mêmes animaux et mortels17.
Si on le décrit de cette manière, il semble que le dégoût constitue un bon guide, puisque l'aversion à l'égard des déjections et des cadavres est probablement utile, à titre heuristique, pour éviter le danger. Même si le dégoût est un indicateur tout à fait imparfait du danger (de nombreuses substances naturelles dangereuses ne provoquent pas le dégoût, et bien des choses dégoûtantes sont inoffensives), éviter le lait qui sent mauvais relève du bon sens, et est bien plus facile que de faire chaque fois un test en laboratoire18. Mais le dégoût commence à créer de vrais dommages lorsqu'il s'articule au narcissisme de base des enfants. Une manière efficace de prendre complètement ses distances avec sa propre animalité consiste à projeter les propriétés d'animalité (la mauvaise odeur, la saleté, la crasse) sur d'autres groupes, et à traiter ces gens comme s'ils étaient sources de contagion et de souillure. Ils deviennent une sous-classe et, de fait, une frontière ou une zone tampon entre la personne angoissée et les propriétés redoutées et stigmatisées de l'animalité. Les enfants commencent ainsi très tôt à identifier certains d'entre eux comme sales ou dégoûtants. Un exemple est le jeu d'enfant qui consiste à faire un objet de papier plié baptisé « attrape-poux » et de l'employer pour « attraper » de prétendus insectes dégoûtants, des « poux », sur des enfants stigmatisés comme sales et dégoûtants.
En même temps, les enfants imitent les sociétés adultes qui les entourent, et qui dirigent le plus souvent ce « dégoût projectif » sur un ou plusieurs groupes subordonnés : Afro-Américains, Juifs, femmes, homosexuels, pauvres, basses castes dans la hiérarchie des castes indiennes. De fait, ces groupes fonctionnent comme « l'autre » animal par l'exclusion duquel un groupe privilégié se définit comme supérieur et même transcendant. Une manifestation courante du dégoût projectif consiste à éviter le contact physique avec les membres du groupe subordonné, voire avec des objets que ces derniers ont touchés. Le dégoût, comme le montrent les recherches en psychologie, est nourri de pensée irrationnelle et magique. Il n'est pas surprenant que les idées de souillure soient partout présentes dans le racisme et d'autres formes de subordination de groupe.
Le dégoût projectif est toujours une émotion suspecte, parce qu'il suppose un rejet de soi et le déplacement de ce rejet sur un autre groupe qui n'est en fait qu'un ensemble d'êtres humains identiques à ceux qui font la projection, si ce n'est qu'ils sont plus démunis socialement. De la sorte, le désir originel de l'enfant narcissique qui voulait transformer ses parents en esclaves trouve sa satisfaction dans la création d'une hiérarchie sociale. Cette dynamique constitue une menace constante contre l'égalité démocratique19.
Cette description semble avoir une certaine forme d'universalité. Les études sur le dégoût faites dans de nombreuses sociétés révèlent des dynamiques semblables, et nous devons reconnaître avec tristesse que toutes les sociétés humaines ont créé des sous-groupes stigmatisés comme honteux, dégoûtants, ou les deux à la fois. Il existe néanmoins de nombreuses sources de variation qui affectent le résultat de cette dynamique et influencent les attitudes que les individus entretiennent à l'égard de la faiblesse, du besoin et de l'interdépendance. Ces différences concernent la famille, les normes sociales et le droit. Le plus souvent, ces trois éléments interagissent de manière complexe, puisque les parents eux-mêmes habitent un monde social et politique, et que les signaux qu'ils envoient à leurs enfants sont modelés par ce monde.
Parce que le comportement stigmatisant semble être une réaction à l'angoisse devant sa propre faiblesse et sa propre vulnérabilité, on ne peut pas le modérer sans s'intéresser à cette angoisse plus profonde. Un élément important, que souligne Rousseau, est l'apprentissage d'une compétence pratique. Les enfants qui peuvent affronter convenablement leur environnement ont moins besoin de serviteurs qui s'occupent d'eux. Mais un autre aspect de la réponse sociale doit être dirigé vers le sentiment de vulnérabilité lui-même et la souffrance qu'il engendre. Certaines des normes sociales et familiales répondent avec inventivité à cette souffrance, et transmettent aux jeunes gens l'idée que les êtres humains sont tous vulnérables et mortels, et que cet aspect de la vie humaine ne doit pas être haï ou répudié, mais affronté par la réciprocité et l'aide mutuelle. La pédagogie de Jean-Jacques Rousseau accorde un rôle central à l'apprentissage de la fondamentale faiblesse humaine : il affirme que seule la connaissance de cette faiblesse nous rend sociables et nous tourne vers l'humanité. Notre inadéquation même peut ainsi fonder l'espoir d'une communauté décente. Rousseau soulignait que les nobles en France n'avaient pas reçu de semblable éducation ; ils apprenaient à se croire au-dessus du commun des mortels. Ce désir d'invulnérabilité nourrissait leur désir de commander aux autres.
De nombreuses sociétés diffusent ces mêmes leçons pernicieuses qu'apprenaient les nobles français de l'époque de Rousseau. Les normes sociales et familiales transmettent l'idée que la perfection, l'invulnérabilité et la maîtrise sont des aspects essentiels du succès adulte. Dans bien des cultures, de telles normes sociales prennent une forme genrée, et les recherches sur le dégoût ont montré qu'il entre très souvent une forte composante de genre dans la projection du dégoût sur autrui. Les hommes apprennent que le succès consiste à être au-dessus du corps et de ses fragilités. On leur enseigne à caractériser certaines classes inférieures (femmes, Afro-Américains) comme hyper-corporelles et donc appelant la domination. Ce récit connaît de nombreuses variations culturelles qui doivent être étudiées de près avant de pouvoir être corrigées par une société particulière. Même lorsqu'une société dans son entier ne véhicule pas de normes aussi pernicieuses, certaines familles peuvent cependant les cultiver, par exemple en suggérant que le seul moyen d'atteindre le succès consiste à être parfait et à tout contrôler. Les sources de la hiérarchie sociale sont donc profondément ancrées dans la vie humaine. Le « choc intérieur » ne peut jamais être combattu seulement à l'école ou à l'université ; il faut inclure la famille et la société tout entière. L'école constitue cependant l'une des forces influentes dans la vie d'un enfant, et les idées qu'elle transmet sont sans doute plus faciles à transformer que d'autres.
Nous avons souligné qu'un aspect central de la pathologie du dégoût est la division du monde en « purs » et « impurs » : la construction d'un « nous », sans tache, et d'un « eux » fait d'individus sales, mauvais, contagieux. Une bonne partie des aspects condamnables de la pensée en politique internationale comporte des traces de cette pathologie : les gens ne sont que trop prompts à penser que certains groupes étrangers sont noirs et souillés, tandis qu'eux-mêmes se trouvent du côté des anges. Il faut à présent ajouter que cette tendance humaine profondément ancrée est nourrie par des manières ancestrales de raconter des histoires aux enfants, qui suggèrent que le monde sera en ordre lorsque quelque monstre affreux sera tué, ou quelque sorcière brûlée dans son propre four20. Aujourd'hui, de nombreuses histoires pour enfants transmettent cette même image du monde. Et il faut savoir gré aux artistes qui restituent aux enfant la véritable complexité du monde : le cinéaste japonais Hayao Miyazaki, par exemple, dont les films hallucinés et fantastiques contiennent une vision du bien et du mal à la fois plus douce et plus nuancée, où les dangers peuvent venir de sources réelles et complexes comme de la relation que des êtres humains décents entretiennent avec l'environnement ; ou Maurice Sendak, dont le Max de Where the Wild Things Are, qui a donné lieu à un film remarquable, joue avec des monstres qui représentent son propre monde intérieur et la dangereuse agressivité qui y gît. Et les monstres ne sont pas non plus entièrement hideux : car la haine de ses propres démons intérieurs est une source fréquente du besoin de les projeter sur les autres. Les histoires apprises pendant l'enfance deviennent des éléments puissants du monde que nous habitons adultes.
Je viens d'évoquer les problèmes ; quelles sont les ressources ? L'autre face du choc intérieur est la capacité croissante de l'enfant à exercer une attention compatissante, à considérer l'autre comme une fin et non un simple moyen. Le temps passant, si tout va bien, les enfants commencent à ressentir gratitude et amour pour ces êtres distincts qui subviennent à leurs besoins. Ils deviennent toujours plus capables d'imaginer le monde depuis le point de vue de ces personnes. Cette capacité à s'intéresser à autrui et à réagir avec sympathie et imagination est une partie profonde de l'héritage évolutionniste21. Différents primates semblent éprouver une forme de sympathie, tout comme les éléphants et sans doute les chiens. Dans le cas des chimpanzés, ainsi que vraisemblablement dans celui des chiens et celui des éléphants, la sympathie s'articule avec l'empathie, c'est-à-dire la capacité de « pensée située », la capacité de voir le monde depuis le point de vue d'un autre. La pensée située n'est pas nécessaire pour la sympathie, et n'est sans doute pas suffisante. Un sadique peut l'utiliser pour torturer sa victime. Mais elle constitue cependant un point d'appui important pour former des émotions sympathiques qui sont, à leur tour, corrélées avec un comportement d'assistance. L'impressionnant travail expérimental de C. Daniel Batson montre que les gens à qui l'on demande d'écouter un récit animé des souffrances d'un autre et qui adoptent le point de vue de cette personne sont bien plus enclins à répondre avec sympathie que les gens à qui l'on demande d'écouter de manière plus distanciée. Ceux qui ont réagi par une émotion sympathique choisissent ensuite d'aider la personne en cause pourvu qu'on leur présente une possibilité relativement économique de le faire22.
Les enfants qui développent une capacité de sympathie ou de compassion, souvent par une expérience de prise de perspective empathique, comprennent les effets de leur agressivité sur une autre personne et s'en préoccupent toujours davantage. Ils en viennent ainsi à ressentir de la culpabilité pour leur propre agressivité et un véritable souci pour le bien-être de l'autre. L'empathie n'est pas la moralité, mais elle peut lui fournir des éléments essentiels. Tandis que le souci de l'autre se développe, il conduit à un désir croissant de contrôler sa propre agressivité : les enfants reconnaissent que les autres ne sont pas leurs esclaves mais des êtres distincts qui ont le droit de mener leur vie.
De tels moments de reconnaissance sont le plus souvent instables, puisque la vie humaine est inconstante et que nous ressentons des angoisses qui nous conduisent à désirer plus de contrôle, y compris le contrôle sur d'autres. Mais une éducation positive dans la famille, articulée à une bonne instruction par la suite, peut conduire les enfants à ressentir attention et compassion pour les besoins des autres, et à considérer ces derniers comme des individus dotés de droits égaux aux leurs. Dans la mesure où les normes sociales et les images sociales dominantes de la maturité et de la virilité vont à l'encontre de cette formation, il y aura des difficultés et des tensions, mais une bonne éducation peut combattre de tels stéréotypes en donnant aux enfants le sens de l'importance de l'empathie et de la réciprocité.
La compassion n'est pas fiable en soi. Comme d'autres animaux, les êtres humains ressentent le plus souvent de la compassion pour ceux qu'ils connaissent, et pas pour les inconnus. Nous savons désormais que même des créatures apparemment aussi simples que des souris font preuve de malaise devant le spectacle du malaise physique d'une autre souris, à condition qu'elles aient vécu avec cette souris au préalable23. La souffrance de souris inconnues ne produit pas la contagion émotionnelle qui est le précurseur de la sympathie. La tendance à segmenter le monde entre connu et inconnu est sans doute très profonde dans notre héritage évolutionniste.
Nous pouvons également retirer notre compassion pour d'autres mauvaises raisons : par exemple, on peut blâmer à tort celui qui souffre pour son infortune même. Aux États-Unis, de nombreuses personnes pensent que les pauvres causent leur pauvreté par leur paresse et leur manque d'efforts, si bien qu'elles ne ressentent pas de compassion pour eux, le plus souvent à tort24.
Ces échecs de la compassion peuvent s'agréger à la dynamique pernicieuse du dégoût et de la honte. Lorsqu'un sous-groupe social particulier a été identifié comme honteux et dégoûtant, ses membres semblent inférieurs aux dominants et très différents d'eux : animaux, malodorants, contaminés et contagieux. Il devient ainsi aisé de les exclure de la compassion et difficile de voir le monde depuis leur perspective. Les Blancs qui ressentent une grande compassion pour d'autres Blancs peuvent traiter les gens de couleur comme des animaux ou des objets et refuser de voir le monde depuis leur point de vue. Les hommes traitent souvent les femmes de cette manière, tout en ressentant de la sympathie pour les autres hommes. Bref, cultiver la compassion ne suffit pas à dépasser les forces d'esclavage et de subordination, puisque la compassion elle-même peut devenir l'alliée du dégoût et de la honte et renforcer la solidarité entre les élites, les éloignant encore des subordonnés.
Lorsque les jeunes gens approchent de l'âge adulte, l'influence de la culture du groupe d'âge augmente. Les modèles de l'adulte accompli (l'homme ou la femme accompli[e]) ont une grande influence sur le processus de développement, tandis que la compassion lutte avec l'insécurité narcissique et la honte. Si la culture adolescente définit l'« homme vrai » comme quelqu'un qui n'a ni faiblesse ni besoin, ou qui contrôle tout ce dont il a besoin dans la vie, un tel enseignement nourrira le narcissisme infantile et inhibera fortement l'extension de la sympathie aux femmes et, de manière générale, aux individus perçus comme faibles ou subordonnés. Les psychologues Dan Kindlon et Michael Thompson ont observé ce phénomène à l'œuvre chez les adolescents américains25. Toutes les cultures dépeignent peu ou prou la virilité sous la figure du contrôle, mais c'est à coup sûr le cas de la culture américaine, qui présente aux jeunes l'image du cow-boy solitaire qui se suffit à lui-même, sans aucune aide extérieure, comme modèle.
Comme y insistent Kindlon et Thompson, essayer d'être cet homme idéal suppose de prétendre contrôler un monde que l'on ne contrôle pas réellement. Cette prétention est mise à mal presque quotidiennement par la vie elle-même, lorsque le jeune « homme vrai » ressent faim, fatigue, désir, souvent maladie et peur. Si bien qu'un courant souterrain de honte traverse la psyché de tout individu qui vit à travers ce mythe : je suis censé être un « homme vrai », mais je sens que je ne contrôle pas mon propre environnement, ni même mon corps, de bien des manières. Si la honte est une réaction quasiment universelle à la vulnérabilité humaine, elle est bien plus intense chez les gens qui ont été élevés selon le mythe du contrôle total plutôt que selon un idéal de besoin mutuel et d'interdépendance. De nouveau, on peut donc voir combien il est important que les enfants n'aspirent pas au contrôle ou à l'invulnérabilité, en définissant des projets et des possibilités qui s'élèvent au-dessus du sort commun à la vie humaine, mais apprennent au contraire à apprécier pleinement la manière dont la faiblesse humaine commune est expérimentée dans un large ensemble de circonstances sociales et comprennent comment différents arrangements sociaux et politiques affectent les vulnérabilités que partagent tous les êtres humains.
Rousseau affirme que le pédagogue doit combattre doublement le désir narcissique de domination d'Émile. D'une part, à mesure qu'Émile mûrit physiquement, il doit apprendre à ne pas rester sans ressources, à ne pas attendre d'être pris en charge intégralement. Parce qu'il acquiert une certaine compétence à l'égard du monde, il a moins besoin d'en appeler aux autres comme un bébé, et il est moins angoissant pour lui de les considérer comme des individus qui ont des projets propres et qui ne sont pas à son entière disposition. La plupart des écoles, selon Rousseau, encouragent la vulnérabilité et la passivité parce qu'elles délivrent un apprentissage purement abstrait, détaché de tout usage pratique. Au contraire, le précepteur doit apprendre à Émile comment affronter le monde qu'il habite, il doit en faire un participant compétent des activités du monde. D'autre part, l'éducation émotionnelle d'Émile doit se poursuivre. À travers un large ensemble de récits, il doit apprendre à s'identifier au sort des autres, à voir le monde à travers leurs yeux et à ressentir vivement leurs souffrances par l'imagination. C'est seulement de cette manière que les autres personnes, éloignées, deviennent réelles et égales à lui.
Ce parcours – narcissisme, vulnérabilité, honte, dégoût et compassion – me semble être le cœur d'une éducation tournée vers la citoyenneté démocratique. Mais l'éducateur doit garder présentes à l'esprit d'autres questions psychologiques. Les recherches en psychologie expérimentale ont révélé un ensemble de tendances pernicieuses qui semblent communes à bon nombre de sociétés. Stanley Milgram, dans ses expériences classiques, a démontré que les sujets étudiés font preuve d'une grande déférence à l'autorité. Au cours d'expériences souvent reproduites, la plupart des sujets se sont montrés prêts à administrer à une autre personne un choc électrique extrêmement douloureux et dangereux, aussi longtemps qu'un superviseur scientifique leur disait qu'ils faisaient ce qu'ils devaient, et même si le patient hurlait de douleur (naturellement, dans une mise en scène pour les besoins de l'expérience)26. Solomon Asch avait montré auparavant que les sujets étudiés sont prêts à contredire des perceptions évidentes lorsque toutes les autres personnes autour d'eux portent des jugements différents. Ses recherches rigoureuses et maintes fois reproduites montrent l'étonnante docilité des êtres humains ordinaires devant la pression des pairs. Les travaux de Milgram et ceux d'Asch ont été utilisés avec efficacité par Christopher Browning pour éclairer le comportement de jeunes Allemands d'un bataillon de police qui ont assassiné des Juifs pendant la période nazie27. La pression des pairs et l'autorité exerçaient une telle influence sur ces jeunes gens, montre Browning, que ceux qui n'arrivaient pas à tuer des Juifs avaient honte de leur faiblesse.
Il n'est pas difficile de voir que ces deux tendances sont proches de la dynamique narcissisme/insécurité/honte que j'ai décrite plus haut. La solidarité du groupe est appréciée parce qu'elle est une forme d'invulnérabilité par procuration et il n'est pas surprenant que des gens stigmatisent et persécutent si souvent les autres dans le cadre d'une solidarité de groupe. La docilité à l'égard de l'autorité est un trait commun de la vie de groupe et la confiance dans un dirigeant perçu comme invulnérable est une des manières classiques pour le fragile ego de se protéger contre l'insécurité. En un sens, ces recherches confirment le récit que je viens d'esquisser.
Elles nous apportent cependant un élément nouveau : les gens qui ont de telles tendances fondamentales se comportent encore plus mal si leur situation a été construite d'une certaine manière. Les recherches d'Asch ont montré qu'il suffit qu'un seul contradicteur soit présent pour que le sujet soit capable de faire entendre sa voix et son jugement indépendant. C'est parce qu'il était exclusivement entouré de personnes qui exprimaient un jugement contraire qu'il ne pouvait exprimer sa pensée. Les recherches de Milgram montrent qu'en permettant aux gens de croire qu'ils ne sont pas responsables de leurs décisions parce qu'une figure d'autorité en assume la responsabilité, on produit des décisions irresponsables. En un mot, les mêmes personnes sont capables de se comporter correctement ou pas en fonction de situations et de structures particulières.
D'autres recherches encore ont montré que des personnes apparemment décentes et bien élevées sont capables d'adopter des comportements humiliants et stigmatisants si la situation est organisée d'une certaine manière et qu'on les place dans un rôle dominant en leur expliquant que les autres sont inférieurs. Un exemple particulièrement effrayant concerne des élèves à qui leur enseignant dit que les enfants aux yeux bleus sont supérieurs aux enfants aux yeux bruns. Des comportements hiérarchiques et cruels s'ensuivent aussitôt. L'enseignant leur dit ensuite qu'il y a eu erreur : en réalité, ce sont les enfants aux yeux bruns qui sont supérieurs, et les enfants aux yeux bleus inférieurs. Le comportement hiérarchique et cruel s'inverse tout simplement : les enfants aux yeux bruns semblent n'avoir rien appris de la souffrance de la discrimination28 dont ils ont fait l'objet. En un mot, les mauvais comportements ne sont pas seulement le résultat d'une éducation individuelle déformée ou d'une société malade. C'est une possibilité ouverte à des gens apparemment décents, sous certaines circonstances.
Sans doute l'expérience la plus fameuse de ce type est-elle l'expérience dite « de la prison de Stanford », menée par Philip Zimbardo : des sujets auxquels on avait attribué au hasard des rôles de gardien et de prisonnier ont aussitôt commencé à adopter des comportements différents : les « prisonniers » devenaient passifs et déprimés ; les « gardiens » utilisaient leur pouvoir pour humilier et stigmatiser. L'expérience de Zimbardo avait cependant de nombreux défauts. Par exemple, il donnait des consignes très précises aux « gardiens », en leur disant qu'ils devaient induire des sentiments d'aliénation et de désespoir chez les « prisonniers ». Ses conclusions sont donc moins probantes29. Néanmoins, ses découvertes sont tout à fait suggestives et, articulées à d'autres données, corroborent l'idée selon laquelle des gens qui sont individuellement sains peuvent se comporter extrêmement mal lorsqu'on les met dans une situation structurée à cet effet.
Nous devons donc prêter attention à deux choses : l'individu et la situation. Les situations ne sont pas les seules choses qui comptent, car les recherches mettent en évidence des différences individuelles et les expériences peuvent aussi être interprétées de manière plausible comme la démonstration de l'influence de tendances psychologiques humaines largement partagées. Comme Gandhi, nous devons donc interroger profondément la psychologie de l'individu, en nous demandant ce qu'il est possible de faire pour aider la compassion et l'empathie à remporter le combat contre la peur et la haine. Mais les situations ont aussi leur importance, et des personnes imparfaites agiront de manière bien pire si elles sont placées dans des structures d'un certain type.
Quelles sont ces structures pernicieuses ? Les recherches suggèrent plusieurs réponses. Premièrement, les gens se comportent mal lorsqu'ils ne sont pas personnellement responsables. Les gens agissent bien plus mal sous le couvert de l'anonymat, lorsqu'ils font partie d'une foule sans visage, que lorsqu'ils sont observés et responsabilisés individuellement. (Quiconque a déjà enfreint la limitation de vitesse et ralenti en apercevant une voiture de police dans le rétroviseur, peut apprécier l'ampleur du phénomène.)
Deuxièmement, les gens se comportent mal lorsque personne n'élève de voix critique. Les sujets d'Asch ont approuvé le jugement erroné lorsque toutes les autres personnes présentes, qu'ils croyaient être d'autres sujets expérimentaux et non pas des aides de l'expérimentateur, étaient d'accord sur cette réponse. Il suffisait toutefois d'une voix différente pour qu'ils se sentent libres de suivre leur propre perception et leur jugement.
Troisièmement, les gens se comportent mal lorsque les êtres humains sur lesquels ils ont du pouvoir sont déshumanisés et désindividualisés. Dans un large ensemble de situations, les gens se comportent encore plus mal lorsque l'« autre » est dépeint comme un animal ou comme porteur d'un numéro plutôt que d'un nom. Ces recherches recoupent les observations cliniques de Kindlon et de Thompson. Les jeunes gens qui recherchent avec angoisse le contrôle total apprennent à penser aux femmes comme à de purs objets à manipuler, et cette capacité à « objectifier » les femmes, encouragée par de nombreux aspects de notre culture des médias et de l'Internet, nourrit à son tour leurs fantasmes de domination.
À l'évidence, ces traits des situations peuvent dans une certaine mesure devenir une partie de l'éducation fondamentale, c'est-à-dire que le processus pédagogique peut renforcer le sentiment de responsabilité personnelle, la tendance à voir les autres comme des individus distincts et la volonté d'élever une voix critique. Nous ne pouvons sans doute pas produire des gens capables de résister fermement à toute manipulation, mais nous pouvons produire une culture sociale qui constitue elle-même une « situation » environnante puissante, qui renforce les tendances qui militent contre la stigmatisation et la domination. Par exemple, dans le cadre d'une certaine culture, on peut apprendre aux enfants à voir les nouveaux groupes migrants ou les étrangers comme une masse sans visage qui menace leur hégémonie ; on peut au contraire leur apprendre à voir les membres de ces groupes comme des individus égaux, qui partagent des droits et responsabilités communes.
L'école n'est que l'une des influences qui s'exercent sur l'esprit et le cœur de l'enfant en développement. Une grande partie du travail pour vaincre le narcissisme et développer l'attention aux autres revient à la famille. Les relations avec les enfants du même groupe d'âge jouent également un rôle important. L'école peut cependant renforcer ou saper les résultats de la famille, bons ou mauvais. Elle peut également influencer la culture du groupe d'âge. Ce qu'elle apporte, par le contenu du cursus et la pédagogie, peut fortement affecter le développement de l'esprit de l'enfant.
Quelles leçons tirer de cette analyse lorsque nous nous demandons ce que l'école peut et doit faire pour produire des citoyens dans et pour une démocratie saine ? L'école peut :
• développer la capacité des élèves à voir le monde du point de vue des autres, en particulier de ceux que leur société dépeint comme inférieurs, comme de « simples objets » ;
• enseigner des comportements à l'égard de la faiblesse et de la vulnérabilité humaines qui suggèrent que la faiblesse n'est pas honteuse et qu'avoir besoin des autres n'est pas la preuve d'un manque de virilité ; enseigner aux enfants à ne pas avoir honte du besoin et de l'incomplétude, mais à y voir des occasions de coopération et de réciprocité ;
• développer la capacité d'attention véritable aux autres, qu'ils soient proches ou lointains ;
• affaiblir la tendance à se tenir à distance des différentes minorités, en leur manifestant du dégoût et en les considérant comme « inférieures » et « contagieuses » ;
• enseigner des faits réels et vrais sur les autres groupes (minorités raciales, religieuses, et sexuelles ; handicapés) pour s'opposer aux stéréotypes et au dégoût qui les accompagne souvent ;
• promouvoir la responsabilité en traitant chaque enfant comme un agent responsable ;
• promouvoir énergiquement la pensée critique, la capacité et le courage requis pour élever une voix différente.
C'est un programme gigantesque. Il doit être mis en œuvre avec une attention constante aux circonstances sociales locales, et une connaissance fouillée des problèmes et des ressources locaux. Et il faut l'aborder non seulement par le contenu de l'éducation, mais également par la pédagogie, vers laquelle je me tourne à présent.
Chapitre 4
La pédagogie socratique : l'importance du débat
Je suis comme un taon que les dieux ont donné à la démocratie, car celle-ci est comme un grand et noble coursier, aux mouvements languissants, et qui doit être aiguillonné.
Socrate dans Platon, Apologie de Socrate, 30e.
Notre esprit n'acquiert pas la liberté véritable en accumulant des matériaux pour la connaissance et en acquérant les idées des autres, mais en formant ses propres critères de jugement et en produisant ses propres pensées.
Rabindranàth Tagore, programme de classe, vers 1915.
Socrate affirmait que « pour un être humain, la vie non examinée n'est pas digne d'être vécue ». Dans une démocratie éprise de rhétorique passionnée et qui se méfiait des débats, il paya de sa vie l'allégeance à cet idéal du questionnement critique. Son exemple se trouve désormais au cœur de la théorie et de la pratique de l'éducation libérale dans la tradition occidentale. Des idées semblables forment le socle de l'éducation libérale en Inde, et dans d'autres cultures non occidentales. L'une des raisons de donner à tous les étudiants de premier cycle un ensemble de cours de philosophie et de sciences humaines est la conviction que ces cours, tant par leur contenu que par leur pédagogie, conduiront les étudiants à penser et argumenter par eux-mêmes, au lieu de s'en remettre à la tradition et à l'autorité. Une autre raison est que cette capacité d'argumenter sur le mode socratique semble, comme le disait Socrate lui-même, indispensable pour la démocratie.
Pourtant, dans un monde qui tend à la maximisation de la croissance économique, l'idéal socratique est soumis à de sérieuses pressions. Beaucoup pensent que la capacité à penser et à argumenter par soi-même est superflue si l'on vise des objectifs quantifiables sur le marché. En outre, cette capacité socratique se laisse difficilement mesurer par des tests standardisés. Seule une évaluation qualitative beaucoup plus fine des travaux écrits et des interactions qui ont lieu dans la salle de classe peut montrer dans quelle mesure les étudiants ont appris à argumenter de façon critique. Au fur et à mesure que les tests standardisés deviennent la norme d'évaluation à l'école, les aspects socratiques du cursus et de la pédagogie sont laissés pour compte. La culture de la croissance économique raffole des tests standardisés et se méfie des pédagogies et des contenus qui ne se plient pas à cette forme. Si la richesse individuelle et nationale est au cœur du cursus, les capacités socratiques risquent d'être négligées.
Pourquoi est-ce là un point important ? Songeons à la démocratie athénienne où grandit Socrate. À bien des égards, elle jouissait d'institutions admirables : tous les citoyens avaient la possibilité de débattre des questions d'importance publique et la participation citoyenne était assurée tant par le vote que par le système des jurys. De fait, Athènes est allée bien plus loin en direction de la démocratie directe que n'importe quelle société moderne : tous les postes importants, à l'exception de celui de commandant en chef, étaient pourvus par tirage au sort. Certes, la participation à l'Assemblée était conditionnée par le travail et la résidence et les citoyens urbains oisifs avaient un poids disproportionné (sans parler de l'exclusion des non-citoyens, comme les femmes, les esclaves et les étrangers). Il était néanmoins possible pour un homme du peuple de rejoindre l'Assemblée et de contribuer au débat public. Pourquoi Socrate voyait-il dans cette démocratie florissante un cheval poussif qu'il fallait aiguillonner et réveiller par ses talents argumentatifs ?
En observant les débats politiques, tels que les dépeint par exemple Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse, force est de constater que le raisonnement collectif n'était pas irréprochable. Rarement, si ce n'est jamais, les citoyens évaluaient leurs buts politiques essentiels pour se demander systématiquement comment leurs différentes valeurs pouvaient s'articuler. Nous constatons ainsi que le premier problème que pose une réflexivité défaillante est qu'elle conduit à un manque de clarté dans les objectifs. Platon illustre bien ce problème dans le Lachès, lorsqu'il montre que deux des principaux généraux d'Athènes, Lachès et Nicias, sont incapables de décrire le courage militaire, qu'ils croient pourtant posséder. Ils ne savent tout simplement pas si le véritable courage demande de réfléchir sur ce pourquoi il est bon de se battre, sur ce qui est dans le meilleur intérêt de la cité. Lorsque Socrate fait cette dernière suggestion, ils acquiescent. Mais il n'est pas du tout évident que c'est ce qu'ils pensaient d'abord. Leur confusion manifeste à propos de l'une de leurs valeurs centrales peut être sans importance dans un contexte où la décision est aisée. Mais devant des choix difficiles, il est bon de savoir clairement ce que l'on veut et ce qui a du prix à nos yeux. Platon relie ce manque de réflexivité aux désastreuses erreurs militaires et politiques de l'expédition de Sicile qui suivit, où Nicias fut le grand architecte de l'écrasante défaite athénienne, et cette hypothèse ne manque pas de vraisemblance. L'examen socratique ne garantit pas que les objectifs choisis seront bons, mais il assure au moins qu'ils seront clairement situés les uns par rapport aux autres, et que les questions majeures ne seront pas négligées par empressement ou inattention.
Un autre problème est que, bien souvent, les gens qui ne s'examinent pas eux-mêmes sont facilement influençables. Si un démagogue de talent s'adressait aux Athéniens pour exposer de mauvais arguments mais avec une rhétorique émouvante, ils se laissaient aisément influencer, sans même évaluer les arguments. Mais il était tout aussi facile de les faire revenir à la position opposée, sans que leurs objectifs véritables ne fussent jamais tirés au clair. Thucydide donne un excellent exemple de cela avec le débat sur le sort de la colonie rebelle de Mytilène. Sous l'influence du démagogue Cléon, qui parle aux Athéniens d'honneur bafoué, l'Assemblée vote la mise à mort de tous les hommes de Mytilène et l'esclavage pour les femmes et les enfants. La cité envoie un bateau à cette fin. Puis un autre orateur, Diodote, calme le peuple et l'invite à la clémence. Convaincue, la cité vote l'abrogation de l'ordre, et un second bateau est missionné pour arrêter le premier. Par un pur hasard, le premier bateau est arrêté par une mer calme, et le second réussit à le rejoindre. De nombreuses vies et une importante question politique ont donc été, dans cet exemple, confiées au hasard plutôt qu'à un débat raisonné. Si Socrate avait pu amener les Athéniens à prendre le temps de réfléchir et à analyser le discours de Cléon, à penser de manière critique à ce qu'il prônait, certains d'entre eux au moins auraient sans doute résisté à sa puissante rhétorique et désavoué son appel à la violence sans qu'il fût besoin du discours apaisant de Diodote.
L'irrésolution se conjugue souvent à la déférence à l'égard de l'autorité et de la pression des pairs : comme nous l'avons vu, cela concerne toutes les sociétés humaines. Lorsque l'argument ne retient pas suffisamment l'attention, les gens se laissent facilement séduire par la renommée ou le prestige culturel de l'orateur, ou influencer par la pression des pairs. L'enquête critique socratique, au contraire, s'oppose radicalement à l'argument d'autorité. Le statut de l'interlocuteur n'a pas d'importance ; seule compte la nature de l'argument. (Si le jeune esclave qu'interroge Platon dans le Ménon fait mieux que des hommes politiques renommés, c'est en partie parce qu'il n'est pas arrogant.) Les professeurs de philosophie trahissent l'héritage de Socrate s'ils se posent en figures d'autorité. Socrate a donné à Athènes un exemple de vulnérabilité et d'humilité authentiquement démocratiques. La classe, la renommée et le prestige ne comptent pour rien ; l'argument seul compte.
La pression des pairs n'importe pas plus. Celui qui argumente de manière socratique est capable d'exprimer une opinion dissonante, parce qu'il sait que le débat met simplement chaque individu face à l'argument. Le nombre de personnes qui pensent ceci ou cela ne fait rien à l'affaire. Une personne qui a l'habitude de suivre l'argument plutôt que le nombre est précieuse pour la démocratie : c'est le type de citoyen capable de s'élever contre la pression de ses pairs lorsque ceux-ci se prononcent en faveur d'une affirmation fausse ou hâtive, comme le montrent les expériences d'Asch.
Un autre problème enfin est que les gens qui mènent une vie non examinée manquent souvent de respect les uns à l'égard des autres. Lorsque les gens conçoivent le débat politique sur le modèle d'une compétition sportive, où le but est de marquer des points pour son camp, ils verront vraisemblablement l'« autre côté » comme l'ennemi qu'il faut défaire, voire humilier. Il ne leur viendra pas à l'esprit de chercher un compromis ou un terrain commun, pas plus que, dans un match de hockey, les Blackhawks de Chicago, par exemple, ne cherchent de « terrain commun » avec leurs adversaires. L'attitude de Socrate à l'égard de ses interlocuteurs, au contraire, est exactement la même que celle qu'il a à l'égard de lui-même. Tout un chacun a besoin d'examen et tous sont égaux face à l'argument. Cette attitude critique révèle la structure de la position de chaque personne, en dévoilant les hypothèses communes, les points d'intersection qui peuvent aider les concitoyens à progresser vers une conclusion commune.
Prenons l'exemple de Billy Tucker : étudiant de dixneuf ans dans un premier cycle d'économie du Massachusetts, il devait suivre une série de cours d'« arts libéraux », dont un cours de philosophie30. Détail intéressant, son instructeur, Krishna Mallick, était une Américaine originaire de Kolkata en Inde, familière de l'idéal pédagogique de Tagore qu'elle mettait excellemment en œuvre, si bien que son cours se trouvait à l'intersection de deux cultures hautement socratiques. Les étudiants commençaient par découvrir la vie et la mort de Socrate ; Tucker fut étrangement ému par cet homme capable de donner sa vie pour poursuivre un argument. Puis, les étudiants apprenaient un peu de logique formelle et Tucker fut ravi de voir qu'il obtenait une bonne note : il n'avait jamais pensé pouvoir faire aussi bien dans un domaine aussi abstrait et intellectuel. Les étudiants analysaient ensuite des discours et des éditoriaux politiques dans lesquels ils devaient déceler des erreurs de logique. Enfin, dans la dernière partie du cours, ils faisaient des recherches pour préparer des débats sur des questions d'actualité. Tucker fut étonné qu'on lui demande d'argumenter contre la peine de mort, alors qu'il y était en réalité favorable. Il ne s'était jamais avisé, dit-il, qu'on peut produire des arguments en faveur d'une position que l'on ne défend pas soi-même. Il me confia que cette expérience l'avait conduit à adopter une nouvelle attitude à l'égard de la discussion politique : il est désormais plus enclin à respecter la position opposée, il est curieux des arguments professés par les deux parties, de leurs points communs, et ne considère pas la discussion comme un simple prétexte à assener des affirmations vantardes et des assertions péremptoires. On peut voir de quelle manière cela humanise « l'autre » politique, en permettant de le concevoir comme un être rationnel avec qui l'on peut partager au moins quelques pensées.
Considérons à présent la pertinence de cette capacité pour l'état actuel des démocraties pluralistes modernes, dans le contexte d'un marché mondialisé puissant. Il faut d'abord remarquer que, même si le seul objectif est le succès économique, les grands dirigeants d'entreprise comprennent fort bien l'importance de créer une culture d'entreprise où les voix critiques ne sont pas réduites au silence, une culture à la fois d'individualité et de responsabilité. Les formateurs des futurs hommes d'affaires avec lesquels j'ai parlé aux États-Unis disent qu'ils peuvent attribuer certaines de nos plus grandes catastrophes (les échecs de certaines phases du programme de navettes spatiales de la NASA, les échecs plus désastreux encore d'Enron et de WorldCom) à une culture du suivisme, où l'autorité et la pression des pairs tenaient le haut du pavé et où les idées critiques n'étaient jamais exprimées. (Une confirmation récente de cette idée a été apportée par l'étude menée par Malcolm Gladwell sur la culture des pilotes d'avion, qui montre que l'obéissance à l'autorité est une variable clé pour prédire une sécurité compromise31.)
Une deuxième question pour le monde des affaires concerne l'innovation : il y a des raisons de penser que l'éducation en arts libéraux nourrit des qualités d'imagination et de pensée indépendante qui sont cruciales pour maintenir une culture d'innovation féconde. De nouveau, les grands formateurs dans le monde des affaires encouragent le plus souvent les étudiants à suivre un programme d'études large et à développer leur imagination, et de nombreuses entreprises préfèrent les diplômés en arts libéraux à ceux qui ont reçu une formation plus étroite. Même s'il est difficile de construire une expérience contrôlée sur cette question, il semble qu'une des caractéristiques marquantes de la force économique des États-Unis tienne au fait que nous nous appuyons sur une éducation en arts libéraux et, en sciences, sur une éducation et une recherche scientifique fondamentales, plutôt que de nous concentrer sur des techniques plus appliquées. Ces questions mériteraient d'être examinées en détail, ce qui étayerait sans doute plus solidement mes recommandations.
Toutefois, comme nous l'avons déjà souligné, le but de démocraties qui veulent rester stables ne peut et ne doit pas simplement être la croissance économique. Tournons-nous donc à présent vers notre question centrale : la culture politique. Comme nous l'avons vu, les êtres humains ont tendance à obéir à la fois à l'autorité et à la pression des pairs ; pour prévenir les atrocités, nous devons contrecarrer ces tendances et créer une culture qui permette le désaccord individuel. Asch, rappelons-le, remarquait que même lorsqu'une seule personne, dans son groupe d'étude, défendait la vérité, d'autres suivaient son exemple : une seule voix critique peut entraîner d'importantes conséquences. Souligner l'importance de la voix active de chaque personne est aussi une manière de promouvoir une culture de responsabilité. Lorsque les gens se considèrent comme responsables de leurs idées, ils sont également plus susceptibles d'assumer la responsabilité de leurs actes. C'est essentiellement cet argument qu'indiquait Tagore dans Nationalism lorsqu'il soulignait que la bureaucratisation de la vie sociale et le caractère toujours plus mécanique des États modernes avaient émoussé l'imagination morale des individus et les conduisaient à acquiescer sans sourciller à des atrocités. L'indépendance de pensée, ajoutait-il, est cruciale si l'on veut éviter que le monde ne soit conduit tête baissée vers la destruction. Dans sa conférence au Japon en 1917, il parlait d'un « suicide progressif par rétrécissement de l'âme », observant que les gens se laissaient de plus en plus utiliser comme les éléments d'une machine géante au service de projets de puissance nationale. Seule une solide culture publique critique était susceptible d'arrêter cette tendance fatale.
La pensée socratique est importante pour toute démocratie. Mais elle est particulièrement importante dans les sociétés qui doivent faire face à la présence d'individus qui diffèrent par leur ethnicité, leur caste et leur religion. L'idée que l'on assume la responsabilité de son propre raisonnement, et l'échange d'idées avec d'autres dans une atmosphère de respect mutuel pour la raison, sont des éléments essentiels pour la résolution paisible des différences, à la fois au sein d'un pays et dans un monde toujours plus polarisé par les conflits ethniques et religieux.
La pensée socratique est une pratique sociale. Idéalement, elle devrait influencer le fonctionnement d'un large ensemble d'institutions sociales et politiques. Puisque notre sujet est l'éducation proprement dite, nous pouvons également remarquer que la pensée socratique correspond à une discipline qui peut être enseignée au sein d'un programme scolaire ou académique. Mais on ne peut l'enseigner convenablement que si elle marque l'esprit de la pédagogie scolaire et tout le comportement de l'école. Chaque étudiant doit être traité comme un individu dont l'esprit se développe, et dont on attend qu'il contribue de manière active et créatrice à la discussion de la salle de classe. Ce type de pédagogie est impossible à moins d'avoir de petits effectifs ou, du moins, des réunions régulières de petits groupes au sein de classes plus nombreuses.
Comment une éducation libérale peut-elle précisément enseigner les valeurs socratiques ? Au niveau de l'enseignement supérieur, la réponse à cette question est plutôt bien comprise. En premier lieu, la pensée critique devrait imprégner la pédagogie des cours des différentes matières, tandis que les étudiants apprennent à tester, à évaluer les preuves, à écrire des textes avec des arguments bien structurés, et à analyser les arguments présentés par d'autres.
Vraisemblablement, il faudra porter une attention plus soutenue à la structure de l'argument si l'on veut que ces étudiants relativement mûrs bénéficient de cette immersion complète dans la pensée active socratique qu'une éducation par les arts libéraux rend possible. C'est pour cela que j'ai affirmé que toutes les institutions d'enseignement supérieur devraient suivre l'exemple des universités catholiques américaines, qui exigent au moins deux semestres de philosophie, en plus des cours obligatoires de théologie ou de religion32. Le cours que Billy Tucker a suivi à Bentley College est un bon exemple de la manière dont un tel enseignement peut être construit. Typiquement, certains textes philosophiques fournissent un point de départ, et les dialogues de Platon sont sans pareil par leur capacité à inviter à la recherche, à la pensée active, avec la vie et l'exemple de Socrate comme inspiration de premier plan. Le cours suivi par Tucker était aussi attentif à la structure logique et c'est là quelque chose de très utile, parce que cela donne aux étudiants des modèles qu'ils peuvent ensuite appliquer à des textes de types très variés, depuis les éditos de journaux et les discours politiques jusqu'à leurs propres discussions sur les sujets qui leur tiennent à cœur. Enfin, en amenant les étudiants à pratiquer ce qu'ils ont appris par des débats en classe et par écrit (tout cela avec un abondant retour de la part de l'instructeur), ils peuvent intérioriser et maîtriser ce qu'ils ont appris.
Sans nul doute, même des étudiants de premier cycle bien préparés ont besoin de ce type de cours pour développer plus complètement leurs capacités de citoyenneté et d'interaction politique respectueuse. Même des étudiants intelligents et bien préparés ont besoin d'un soigneux apprentissage pour être apte à analyser un argument. Ce type d'enseignement, encore relativement courant aux États-Unis, exige un grand nombre de professeurs et ne peut pas être assuré devant des classes trop nombreuses. Avec les étudiants de premier cycle, il est rare dans la plupart des pays d'Europe et d'Asie : les étudiants entrent à l'université pour étudier une seule matière, les cours d'arts libéraux obligatoires n'existent pas, et le mode normal d'enseignement est le cours magistral avec peu ou pas de participation des étudiants, et peu ou pas de retour sur les travaux écrits des étudiants – j'y reviendrai au dernier chapitre.
Billy Tucker avait un niveau post-bac, mais il est tout à fait possible et même essentiel d'encourager la pensée socratique dès le début de l'éducation des enfants. De fait, cela a souvent été le cas. C'est l'un des critères de l'éducation progressiste moderne.
Ici, nous devons nous arrêter un instant sur l'histoire : de précieux modèles d'éducation socratique ont été développés depuis longtemps, en réaction contre l'apprentissage passif, dans un grand nombre de pays. Ils peuvent guider et informer notre recherche. En examinant cette longue et riche tradition, nous trouverons des points de repère pour l'analyse et des sources théoriques pour l'enrichir.
Dès le XVIII e siècle, des penseurs en Europe, en Amérique du Nord et également en Inde ont commencé à prendre leurs distances avec le modèle de l'apprentissage par cœur. Ils ont développé des expérimentations dans lesquelles l'enfant était un participant actif et critique. Ces expériences ont eu lieu dans différents endroits, de manière plus ou moins indépendante, mais elles ont fini par s'influencer mutuellement et emprunter les unes aux autres. Tous ces mouvements de réforme considéraient certes Socrate comme une figure modèle, mais réagissaient également, et peut-être même davantage, à la simple inertie des écoles existantes, et au sentiment que l'apprentissage par cœur et la passivité de l'élève ne pouvaient être un bien ni pour la citoyenneté ni pour la vie.
Toutes ces expériences pédagogiques dépassent le cadre du questionnement socratique. Dans les chapitres suivants, je reviendrai plus largement sur leurs propositions lorsque nous nous intéresserons à la citoyenneté mondiale et, en particulier, au jeu et aux arts. Dans ce chapitre, j'expose les principes de base de chaque réforme prise comme un tout, afin de donner une idée générale des objectifs de chaque réformateur et de disposer d'un cadre qui permette d'examiner l'idée de pensée critique. Ce faisant, je me concentre sur l'élément socratique dans la proposition de chaque penseur, et reviendrai sur d'autres aspects de l'éducation aux chapitres 5 et 6.
En Europe, Émile, ou De l'éducation (1762) de Rousseau constitua une pierre de touche pour toutes ces expérimentations : l'ouvrage décrit une éducation dont le but est de rendre le jeune Émile autonome, capable de développer sa propre pensée indépendante et de résoudre de lui-même des problèmes pratiques, sans se reposer sur l'autorité. Rousseau y soutient que la capacité de se débrouiller dans le monde par ses propres moyens est essentielle pour faire de l'enfant un bon citoyen, capable de vivre sur un pied d'égalité avec les autres, plutôt que de les asservir. Une bonne part de l'éducation d'Émile est donc pratique : il apprend en faisant – cela constitua un point de référence majeur pour toutes les expériences postérieures d'éducation progressiste. L'élément socratique est également au premier plan : Émile n'apprend rien de la simple autorité de son précepteur, il doit s'étonner lui-même devant les choses, tandis que le précepteur se contente de l'éprouver et de le questionner.
Rousseau ne fonda pas d'école, et l'Émile nous dit peu de choses de ce à quoi pourrait ressembler une bonne école, car il décrit un enfant seul avec son précepteur. En ce sens, c'est un ouvrage très peu tourné vers la pratique, même s'il est très profond philosophiquement parlant. Je ne vais donc pas m'attarder sur les détails de la description philosophique, plutôt schématique, de Rousseau, et préfère me concentrer sur les expériences éducatives réelles qu'elle a inspirées. Car les idées de Rousseau ont profondément influencé deux penseurs européens de la génération suivante, qui ont fondé des écoles dans son sillage.
Johann Pestalozzi
Le pédagogue suisse Johann Pestalozzi (1746-1827) prit pour cible la pratique de l'apprentissage par cœur et du gavage, largement répandue dans les écoles de son temps. L'objectif de ce type d'éducation, tel qu'il le dépeint, était de faire des citoyens dociles qui, une fois adultes, suivraient l'autorité sans poser de questions. Dans ses nombreux écrits sur l'éducation, dont certains sous une forme fictionnelle, Pestalozzi décrit une éducation qui cherche, au contraire, à rendre l'enfant actif et curieux à mesure du développement de ses capacités critiques naturelles. L'éducation socratique y apparaît attirante et stimulante, et comme étant de simple bon sens, pour peu que le but recherché soit bien d'exercer l'esprit et non de produire une obéissance grégaire.
Le socratisme de Pestalozzi n'était pas étroit : il accordait également un rôle important, dans l'éducation, à la sympathie et à l'affection. Son enseignant idéal était une figure maternelle autant qu'un interlocuteur socratique. Très en avance sur son temps, il suggérait une interdiction complète des châtiments corporels et soulignait l'importance du jeu dans les premières années d'éducation. Il faudra avoir à l'esprit ce contexte plus large lorsque nous étudierons les suggestions socratiques, que nous n'examinerons plus en détail qu'au chapitre 6.
Dans son roman influent, Léonard et Gertrude (1781), Pestalozzi décrit la réforme de l'éducation dans une petite ville, qui fait passer d'une forme élitiste d'endoctrinement à une forme hautement participative et démocratique d'éveil de l'esprit. De manière significative, l'agent de ce changement radical est une femme de la classe ouvrière, Gertrude, qui exemplifie tout à la fois les aspects maternel, curieux et pragmatique. Dans son école de village, elle enseigne à des garçons et des filles issus de toutes les classes sociales. Elle les traite en égaux, à qui elle enseigne des talents pratiques utiles. (« Certainement, ce sont des êtres humains que nous éduquons, et pas de brillantes pousses de champignons », remarque plaisamment Pestalozzi.)
Tout comme le précepteur d'Émile, Gertrude fait en sorte que les élèves résolvent les problèmes par eux-mêmes (Pestalozzi est l'inventeur du concept de « leçons de choses ») et elle encourage toujours un questionnement actif. À la différence de Socrate, cependant, et dans une certaine mesure aussi du précepteur imaginé par Rousseau, Gertrude est également affectionnée, et cherche à cultiver les capacités émotionnelles des enfants, en même temps que leur capacité critique. Dans le livre de 1801 Comment Gertrude instruit ses enfants, Pestalozzi résume les principes d'une bonne éducation, et montre clairement que l'amour familial est la source et le principe moteur de toute éducation véritable. Il invite les jeunes hommes comme les jeunes femmes à se montrer plus maternels et aimants. Les princes, dit-il, ont rendu les gens agressifs pour servir leurs propres buts égoïstes, mais la nature humaine est par essence maternelle, et ce soin maternel est la « source sacrée du patriotisme et de la vertu civique ». L'élément socratique chez Pestalozzi doit toujours être articulé à cet intérêt pour le développement émotionnel.
Pestalozzi était trop radical pour son lieu et son temps ; les différentes écoles qu'il fonda furent toutes des échecs et Napoléon, qu'il approcha, ne s'intéressa nullement à ses idées. Pourtant, il finit par avoir une grande influence sur les pratiques pédagogiques, et des personnes venues de l'Europe entière lui rendaient visite pour s'entretenir avec lui. Son influence s'étendit jusqu'aux États-Unis, et Bronson Alcott comme Horace Mann lui doivent beaucoup.
Friedrich Froebel
Un peu plus tard, le pédagogue allemand Friedrich Froebel (1782-1852) mena, dans l'esprit de Pestalozzi, des réformes sur l'éducation des tout-petits qui ont changé la manière dont commence l'éducation des enfants du monde entier. Froebel fut en effet le fondateur et le théoricien des « jardins d'enfants » : durant l'année qui précède la scolarisation « normale », les enfants sont doucement encouragés à étendre leurs facultés cognitives dans une atmosphère de jeu et d'affection qui, dans un esprit socratique, fait de l'activité même de l'enfant la source de l'éducation. Comme Pestalozzi, Froebel désapprouvait fortement les modèles traditionnels d'éducation qui concevaient les enfants comme des réceptacles passifs dans lesquels on devait verser la sagesse des âges. Pour lui, l'éducation devait s'efforcer de susciter et de cultiver les capacités naturelles de l'enfant par le jeu. L'idée du jardin d'enfants est précisément celle d'un endroit où l'on apprend et se développe par le jeu. Froebel avait un bon nombre d'idées mystiques sur les propriétés de certains objets physiques, qu'on appelle les « dons Froebel », comme par exemple une balle. En manipulant ces objets symboliques, les enfants apprennent à penser de manière active et à maîtriser leur environnement. Les jardins d'enfants modernes laissent sagement de côté les envolées mystiques de Froebel mais retiennent l'idée fondamentale selon laquelle les enfants apprennent à se découvrir par la pensée active, la réciprocité et la manipulation active des objets. Froebel voit dans l'agressivité une réaction à la vulnérabilité naturelle, qui disparaît d'elle-même lorsque les enfants apprennent à se débrouiller du monde qui les entoure, tandis que s'étend leur capacité naturelle de sympathie et de réciprocité. À la lumière de notre conception actuelle du développement de l'enfant, c'est un récit encore un peu grossier, mais qui va dans la bonne direction.
Parce que Froebel s'intéresse aux tout jeunes enfants, les techniques socratiques ne sont pas présentées de manière formelle, mais leur fondement est solidement assuré, puisque l'enfant est encouragé à être actif, curieux et questionnant plutôt que simplement réceptif. Considérer que chaque enfant est digne de respect, et que chacun (indépendamment de la classe ou du sexe) doit être un investigateur, est hautement socratique. Aujourd'hui, les enfants du monde entier doivent beaucoup à sa contribution, car l'idée d'une forme d'éducation initiale fondée sur le jeu dans un environnement de sympathie et d'amour a suscité des jardins d'enfants à peu près partout. Mais cette idée saine subit des pressions dans le monde contemporain : on demande aux enfants de développer des talents toujours plus tôt, bien souvent aux dépens de la possibilité d'apprendre dans le jeu et la détente.
Bronson Alcott
Notre enquête historique se déplace maintenant vers l'Amérique, où les réformes progressistes européennes ont eu une grande influence formatrice, ce qui explique peut-être pourquoi l'idée d'une éducation par les arts libéraux s'y est épanouie et pas en Europe. Bronson Alcott (1799-1888) est surtout connu aujourd'hui comme le père de la romancière Louisa May Alcott – son école est décrite avec amour dans les romans de sa fille Le Rêve de Jo March et La Grande Famille de Jo March. Louisa décrit son père (sous les traits du mari de Jo, le professeur Bhaer) comme un adepte de « la méthode socratique d'enseignement », lequel souligne qu'il est fortement influencé par Pestalozzi et Froebel. Cela semble être une manière exacte de caractériser l'orientation de Bronson Alcott, encore qu'il faille ajouter à ces influences celles de l'idéalisme allemand et de la poésie de Wordsworth.
À Boston, à Temple School, une école fondée en 1834, Alcott faisait la classe à trente garçons et filles, âgés de six à douze ans. Les enseignants également étaient des hommes et des femmes. En 1839, l'école admit un élève noir ; de nombreux parents retirèrent alors leurs enfants, et l'école dut fermer. Mais durant sa brève existence, elle mit en pratique et étendit l'héritage de l'éducation européenne progressiste. Les méthodes d'Alcott sont plus clairement socratiques encore que celles de Pestalozzi et de Froebel. L'instruction y prit toujours la forme de questions plutôt que d'assertions : les enfants étaient invités à l'auto-examen, à la fois de leurs pensées et de leurs émotions. « L'éducation, écrivit Alcott, est ce processus au cours duquel l'esprit se développe à partir de l'âme et, en lien avec les choses extérieures, réfléchit sur lui-même et prend conscience de leur réalité et de leur forme… C'est la réalisation de soi. » C'est le langage de Hegel, plutôt que celui de Platon, mais la ligne principale, en termes pédagogiques, est socratique. L'enseignement procède par questionnement et examen de soi.
Comme Froebel et Pestalozzi, Alcott se distinguait de Socrate par l'importance qu'il accordait au développement émotionnel et à la poésie ; les cours comprenaient souvent la lecture et l'interprétation de poèmes, ceux de Wordsworth étant particulièrement appréciés. Le débat n'était pourtant pas sous-estimé, et l'on enseignait aux enfants la responsabilité de leurs propres idées. Pour Alcott, comme pour ses prédécesseurs européens, l'approche de Socrate est incomplète parce qu'elle n'accorde pas d'attention aux émotions et à l'imagination. Néanmoins, Socrate fournissait une part importante de ce que tous recherchaient : une insistance sur l'examen de soi, la responsabilité et l'activité intellectuelle personnelle comme antidotes à une éducation qui transforme les élèves en instruments complaisants de l'autorité traditionnelle.
Horace Mann
J'évoquerai plus rapidement une figure d'importance historique considérable, Horace Mann (1796-1859). Contemporain d'Alcott, mais à certains égards plus classique politiquement, Mann est peut-être la figure la plus influente de l'histoire de l'instruction publique américaine avant Dewey. Des réformes pionnières dans les écoles publiques du Massachusetts à son travail à Antioch College, dont il fut le fondateur, Mann, abolitionniste et militant de l'égalité des femmes, défendit toujours la plus grande ouverture possible : l'éducation libérale gratuite pour tous (et pas seulement l'éducation manuelle) ; des bibliothèques gratuites dans tout l'État ; des critères d'éducation élevés dans toutes les écoles fréquentées par les élèves qui n'appartenaient pas à l'élite. Comme toutes les personnalités que nous avons considérées, Mann était un réformateur qui détestait le simple apprentissage par cœur. Ses réformes étaient étroitement liées à une conception égalitariste et inclusive de la démocratie. Il soutenait qu'aucune démocratie ne peut perdurer sans citoyens éduqués et actifs. En matière d'ouverture sociale, il était radical : il réclamait la même éducation pour tous les enfants indépendamment de la race ou du sexe, prônait un véritable effort pour éliminer les distinctions de classe dans l'éducation et même (à Antioch College) l'égalité de rémunération pour les femmes professeurs. C'est sous son influence que le Massachusetts, en 1852, passa la première loi d'État proclamant l'école obligatoire.
Mann partageait certaines des idées pédagogiques des réformateurs précédemment cités : il rejetait les méthodes inefficaces et autoritaires d'enseignement, et recherchait la compréhension plutôt que la routine. Toutefois, son effort portait essentiellement sur les compétences fondamentales : lire, écrire, compter. Sa critique des pédagogues autoritaires (en particulier des enseignants religieux dogmatiques qui fondaient leur enseignement sur la Bible) était relativement limitée : il relevait l'échec évident de leurs méthodes pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Lorsqu'il répétait que les enfants doivent comprendre ce qu'ils lisent, il en appelait moins à la valeur intrinsèque du questionnement et de la réflexion qu'au fait que les enfants ne peuvent tout simplement pas apprendre à lire par imitation, sans comprendre.
À Antioch College, à la fin de sa vie, il continua de prôner une ouverture radicale (l'établissment fut la première institution de premier cycle américaine à considérer à égalité les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs). Ce faisant, son engagement socratique se fit plus net : Antioch College fut la première institution de premier cycle à mettre l'accent sur le débat dans la salle de classe ; on y permettait même l'étude individuelle sous la supervision des professeurs.
En un mot, Mann fut un grand réformateur et un champion de l'éducation démocratique. Pour ce qui concerne l'école, cependant, il se concentrait sur les compétences de base, et son engagement à l'égard des valeurs socratiques et démocratiques dans la salle de classe était moins central et moins réflexif que celui des autres figures que notre parcours historique nous a permis d'observer. À regret, nous l'abandonnons donc pour nous tourner vers un penseur qui a introduit Socrate dans presque toutes les salles de classe américaines.
John Dewey
Praticien le plus influent et théoricien le plus éminent de l'éducation socratique, John Dewey (1869-1952) a changé la manière dont presque toutes les écoles américaines comprennent leur mission. Quels que soient les défauts de l'éducation primaire et secondaire aux États-Unis, on considère généralement que l'éducation ne consiste pas à gaver les enfants de faits qu'on leur demande ensuite de régurgiter. Les enfants doivent apprendre à prendre leur propre pensée en charge, et à aborder le monde dans un esprit curieux et critique. Dewey est un philosophe important : dans son cas comme dans celui de Rousseau, il ne sera pas possible d'entrer profondément dans les idées élaborées qui sous-tendent sa pratique éducative, mais nous pouvons au moins nous faire une idée générale de l'articulation qu'il fait entre citoyenneté démocratique et éducation socratique.
À la différence de tous les théoriciens que nous avons considérés précédemment, Dewey a vécu et enseigné dans une démocratie florissante, et la production d'une citoyenneté démocratique active, curieuse, critique, et mutuellement respectueuse, était son but principal. Malgré la lassitude que Dewey éprouvait envers les « grands livres » classiques, parce qu'il les voyait érigés en autorités cependant que l'égrenage de noms remplaçait le véritable engagement intellectuel, Socrate demeura pour lui une source d'inspiration, parce qu'il avait apporté à la démocratie un engagement rationnel et critique vivant. Une autre source importante d'inspiration était Froebel : Dewey s'est attaché à exposer ses idées, alors qu'il a peu écrit sur ses illustres prédécesseurs33.
Pour Dewey, le problème central des méthodes conventionnelles d'éducation est la passivité qu'elles encouragent chez les étudiants. Les écoles ont été traitées comme des endroits faits pour écouter et absorber, et l'écoute a toujours été préférée à l'analyse, à l'examen et à la résolution active de problèmes. En demandant aux élèves d'écouter passivement, on n'échoue pas seulement à développer leurs facultés critiques actives, mais on les affaiblit directement : « [L]'enfant aborde le livre sans désir intellectuel, sans vivacité, sans curiosité, et le résultat est celui que l'on connaît malheureusement si bien : une dépendance si abjecte à l'égard des livres qu'elle affaiblit et paralyse la vigueur de la pensée et de la recherche. » Une attitude si docile, mauvaise pour la vie en général, est fatale pour la démocratie, car les démocraties ne peuvent survivre sans citoyens actifs et alertes. Au lieu d'écouter, donc, l'enfant doit toujours être en train de faire : réfléchir à des problèmes, y penser, poser des questions. Ce que veut Dewey est, dit-il, « le changement d'une réceptivité et d'une contrainte plus ou moins passives et inertes en une énergie enjouée et sociable34 ».
La meilleure manière de rendre les jeunes actifs, pour Dewey, est de faire de la salle de classe un espace bien réel, en continuité avec le monde extérieur, un endroit où les véritables problèmes sont débattus, de véritables talents pratiques invoqués. Ainsi, l'examen socratique n'est-il pas seulement un talent intellectuel : c'est un aspect de l'engagement pratique, une attitude à l'égard des problèmes de la vie réelle. C'est également une manière de se lier aux autres, et Dewey a toujours souligné le fait que dans une école convenable les élèves apprennent les talents de la citoyenneté, en entreprenant des projets communs et en les organisant ensemble, dans un esprit respectueux et néanmoins critique. L'activité coopérative avait, à ses yeux, l'avantage supplémentaire d'enseigner le respect pour le travail manuel et d'autres métiers ; les écoles conventionnelles encouragent souvent une préférence élitiste pour les occupations sédentaires. Ainsi le socratisme de Dewey n'était pas une technique qui consiste à rester assis à son bureau pour discuter ; c'était un mode de vie, adopté avec d'autres enfants, en quête d'une compréhension de questions réelles et de projets pratiques immédiats, sous la supervision d'enseignants, mais sans qu'aucune autorité ne soit imposée de l'extérieur.
Typiquement, les étudiants commençaient par une tâche pratique spécifique et immédiate : cuisiner quelque chose, tisser quelque chose, entretenir un jardin. Ce faisant, de nombreuses questions surgissaient : d'où viennent ces matériaux ? Qui les a faits ? Quel type de travail les a amenés jusqu'ici ? Comment devrions-nous penser à l'organisation sociale de ces formes de travail ? (Exemple : pourquoi est-il si difficile de préparer le coton pour le tissage ? Comment ces problèmes interagissent-ils avec le travail des esclaves ? Les questions peuvent suivre des directions variées35.)
En un mot, le questionnement socratique naît d'un événement véritable, et les enfants sont conduits à traiter ces événements et leur propre activité comme des « points de départ36 ». En même temps, en se rendant compte que la production d'un fil de coton soulève maintes questions compliquées, les enfants prennent conscience de la complexité du travail manuel lui-même et adoptent une nouvelle attitude à son égard. Surtout, les enfants apprennent par leur propre activité (sociale), et pas par une réception passive ; ils forment et apprennent la citoyenneté. Les expériences de Dewey ont laissé une empreinte profonde sur l'éducation primaire aux États-Unis, tout comme son insistance sur l'interconnexion du monde, que nous traiterons au chapitre 5, et son intérêt pour les arts, que nous examinerons au chapitre 6.
Rabindranàth Tagore
J'ai parlé jusqu'à présent d'une méthode socratique qui avait une large influence en Europe et en Amérique du Nord. Il serait faux, cependant, de penser qu'une approche socratique de l'éducation primaire n'existe que là. En Inde, Rabindranàth Tagore a mené une expérience tout à fait semblable, avec la fondation d'une école à Santiniketan, dans les environs de Kolkata, et, plus tard, comme je l'ai déjà évoqué, avec l'ouverture de l'université d'arts libéraux Visva Bharati, qui en était le pendant. Tagore est loin d'avoir été le seul pédagogue à expérimenter en Inde au début du XX e siècle. Une école élémentaire progressiste similaire à la sienne fut organisée en lien avec Jamia Millia Islamia, une université libérale fondée par des musulmans qui pensaient que leur propre tradition coranique imposait un apprentissage socratique37. Toutes ces expérimentations sont étroitement liées à des réformes des lois et coutumes traditionnelles touchant aux femmes et aux enfants : l'élévation de l'âge du consentement au mariage, l'accès des femmes à l'éducation supérieure et, enfin, la pleine citoyenneté des femmes dans le nouveau pays. De tels mouvements réformistes existaient dans de nombreuses régions. L'expérimentation de Tagore, cependant, fut la plus influente de ces tentatives, et je vais donc m'y arrêter un instant.
Tagore, lauréat du prix Nobel de littérature en 1913, était l'une de ces rares personnes exceptionnellement douées dans des domaines très divers. Il remporta le prix Nobel pour sa poésie, mais il écrivit également de remarquables romans, nouvelles et pièces de théâtre. C'était en outre un peintre dont l'œuvre est de plus en plus appréciée, le compositeur de plus de deux mille chants, extrêmement populaires dans la culture bengali aujourd'hui : deux de ses chants furent plus tard adoptés comme hymnes nationaux à la fois par l'Inde et le Bangladesh. C'était également un chorégraphe dont le travail a été étudié par des fondateurs de la danse moderne, telle Isadora Duncan (dont le langage chorégraphique a également influencé le sien), et dont les spectacles étaient avidement recherchés par les danseurs européens et américains qui ont fréquenté son école. Tagore était également un philosophe impressionnant. Nationalism (1917) est une contribution majeure à la pensée sur l'État moderne ; dans La Religion de l'homme (1930), il affirme que l'humanité ne saurait progresser qu'en développant une sympathie plus large, et que cette capacité ne peut être cultivée que par le moyen d'une éducation qui insiste sur l'éducation mondiale, les arts, et un examen de soi socratique. Tous ces aspects du génie de Tagore ont trouvé leur expression dans le plan et la vie quotidienne de son école. C'était, peut-être avant tout, l'école d'un poète et d'un artiste, de quelqu'un qui comprenait l'importance centrale des arts pour le développement de la personnalité tout entière38. Même si cet aspect de l'école ne nous retiendra que plus tard, au chapitre 6, il est important de garder à l'esprit qu'elle constitua le contexte au sein duquel son expérience socratique se déploya. Tant les aspects socratiques qu'artistiques de l'école étaient inspirés par une haine des traditions mortes et contraignantes qui empêchaient hommes et femmes, à ses yeux, de réaliser leur plein potentiel.
Tagore, comme de nombreuses personnes de sa classe sociale, connaissait bien la pensée et la littérature occidentales (il traduisit Macbeth de Shakespeare en bengali à l'âge de quinze ans). Sa philosophie de l'éducation a peut-être été marquée par Rousseau, et sa pensée montre largement l'influence du penseur français cosmopolite Auguste Comte (1798-1857), lequel inspira également John Stuart Mill, qui lui consacra un livre entier39. On pourrait donc qualifier Tagore et Mill de cousins : l'idée de Tagore d'une « religion de l'homme » est semblable à la notion de Mill d'une « religion de l'humanité » ; l'une et l'autre trouvent leurs racines dans l'idée comtienne d'une sympathie humaine élargie. Tagore et Mill partageaient la même haine pour la tyrannie de la coutume, et tous deux étaient d'énergiques avocats de la liberté individuelle.
Si Tagore fut influencé par certaines pensées occidentales, il est clair que son influence s'affirma encore plus nettement en retour. D'innombrables artistes, danseurs, écrivains et pédagogues d'Europe et d'Amérique du Nord vinrent dans son école et remportèrent ses idées chez eux. Il rencontra et correspondit avec Maria Montessori, qui se rendit à Santiniketan pour y observer ses expériences. Leonard Elmhirts passa quelques années à l'école de Tagore puis, de retour en Angleterre, fonda Dartington Hall, une école progressiste où l'on met l'accent sur les arts, et qui est aujourd'hui encore un exemple paradigmatique du type d'éducation que je défends. Il se peut également que Tagore ait influencé John Dewey. Même si ces liens sont difficiles à retracer parce que Dewey parle rarement de ses influences, nous savons que Tagore a passé de longues périodes en Illinois (pour y rendre visite à son fils, qui étudiait l'agriculture à l'université de l'Illinois) au moment où Dewey établissait la Laboratory School. Quoi qu'il en soit, qu'il y ait eu ou non influence, les idées des deux hommes sur la pensée critique et les arts sont étroitement liées.
Tagore avait détesté toutes les écoles qu'il avait fréquentées et les avait quittées aussi vite que possible. Il avait détesté l'apprentissage par cœur et le fait d'être traité, à l'instar de tous les élèves, comme un réceptacle passif de valeurs culturelles reçues. Les romans, histoires et pièces de théâtre de Tagore reviennent encore et encore sur la nécessité de mettre le passé à l'épreuve, de s'ouvrir à un vaste éventail de possibilités. Il exprima un jour son point de vue sur l'apprentissage par cœur dans une allégorie sur l'éducation traditionnelle intitulée « L'éducation du perroquet40 », que voici :
Un raja possède un beau perroquet. Il finit par se convaincre qu'il faut l'instruire, si bien qu'il convoque des sages qui arrivent de tout son empire. Ils débattent sans fin sur la méthode à adopter, et en particulier sur les manuels. « Il ne saurait y avoir trop de manuels pour notre objectif ! », disent-ils. L'oiseau reçoit une magnifique école : une cage dorée. Les sages éducateurs montrent au raja l'impressionnante méthode éducative qu'ils ont imaginée. « La méthode était si merveilleuse que l'oiseau avait l'air ridiculement peu important en comparaison. » Et ainsi, « avec un manuel dans une main et un bâton dans l'autre, les pundits [les sages éducateurs] donnèrent au pauvre oiseau ce qu'on est en droit d'appeler des leçons ! »
Un beau jour l'oiseau meurt. Personne ne le remarque pendant un certain temps. Les neveux du raja finissent par rapporter l'événement :
Les neveux dirent : « Sire, l'éducation de l'oiseau est terminée.
— Est-ce qu'il saute ? demanda le raja.
— Jamais ! dirent les neveux.
— Est-ce qu'il vole ?
— Point.
— Apportez-moi l'oiseau », dit le raja.
On lui apporta l'oiseau… Le raja toucha le corps de son doigt. On entendit seulement le bruissement du bourrage intérieur en feuilles de papier.
Par la fenêtre, le murmure de la brise dans les feuilles de l'asoka en boutons rendait mélancolique le matin d'avril.
Les élèves de l'école de Tagore à Santiniketan ne connaissaient pas un sort aussi triste. Toute leur éducation nourrissait la capacité à penser par soi-même et à devenir un participant dynamique d'un choix culturel et politique plutôt qu'un simple disciple de la tradition. Tagore était particulièrement sensible au poids inégal que des coutumes mortes imposaient aux femmes. De fait, la plupart des protagonistes de ses histoires et de ses pièces de théâtre sont des femmes : c'est le mécontentement devant leur sort qui les pousse à critiquer et à penser. Dans sa pièce dansée The Land of Cards, tous les habitants d'un pays se comportent comme des robots et ont des vies à deux dimensions définies par les cartes qu'ils portent – jusqu'à ce que les femmes commencent à penser et à questionner. Ainsi, chez Tagore, socratisme et chorégraphie sont-ils nourris par sa défense passionnée de l'autonomie des femmes, tout comme par son expérience malheureuse dans les écoles traditionnelles.
L'école fondée par Tagore était, à bien des égards, peu conventionnelle. Presque tous les cours avaient lieu à l'extérieur. Les arts étaient mêlés au programme et, comme je l'ai rappelé, des artistes et écrivains doués affluaient à l'école pour participer à l'expérience. La mise en question socratique était au centre tant du programme que de la pédagogie. Les étudiants étaient encouragés à délibérer sur les décisions qui régissaient leur vie quotidienne et à prendre l'initiative en organisant des réunions. Les programmes font souvent référence à l'école comme à une communauté autogérée où les enfants sont encouragés à rechercher assurance et liberté intellectuelles. Dans un de ces programmes, Tagore écrit : « L'esprit recevra ses impressions […] par la totale liberté donnée pour l'enquête et l'expérience, et en même temps sera poussé à penser par lui-même. […] Notre esprit ne gagne pas la liberté véritable en acquérant des matériaux pour la connaissance et en possédant les idées des autres, mais en formant ses propres critères de jugement et en produisant ses propres pensées41. » Des témoins de sa pratique ont rapporté qu'il posait fréquemment des problèmes aux élèves pour susciter des réponses de leur part, à la manière de Socrate.
Un autre instrument qu'employait Tagore pour susciter le questionnement socratique était le jeu de rôles : les enfants étaient invités à abandonner leur propre point de vue pour adopter celui d'une autre personne. Cela leur donnait la liberté de faire l'expérience d'autres positions intellectuelles, et donc de les comprendre de l'intérieur. Nous voyons ici le lien étroit que Tagore établissait entre le questionnement socratique et l'imagination empathique : débattre de manière socratique suppose de comprendre les autres positions de l'intérieur, et cette compréhension est souvent à la source de nouvelles incitations à remettre en question la tradition de manière socratique.
Cette digression historique nous a montré une tradition vivante qui utilise les valeurs socratiques pour produire un certain type de citoyen : actif, critique, curieux, capable de résister à l'autorité et à la pression des pairs. Ces exemples historiques nous montrent ce qui a été fait, mais non ce que nous devrions ou pourrions faire ici et maintenant, dans les écoles élémentaires et secondaires d'aujourd'hui. Les exemples de Pestalozzi, Alcott et Tagore sont utiles, mais extrêmement généraux. Ils ne disent pas à l'enseignant d'aujourd'hui comment structurer l'instruction afin de susciter et de développer la capacité de l'enfant à comprendre la structure logique d'un argument, à détecter un raisonnement erroné, à mettre en question les ambiguïtés : en un mot, à faire, de manière adaptée à chaque âge, ce que les enseignants de Billy Tucker ont fait dans son cours de premier cycle. De fait, l'un des principaux défauts de l'expérience de Tagore, que partagent à un certain degré Alcott et Pestalozzi, c'est qu'il n'a prescrit aucune méthode que d'autres pourraient suivre en son absence. Prescrire est, bien sûr, délicat pour qui veut produire de la liberté et non une autorité pesante. Froebel et Dewey offrent un guide plus sûr parce qu'ils ne se contentent pas de théoriser ; ils recommandent également certaines procédures générales dans l'éducation élémentaire, que d'autres, en d'autres lieux et temps, ont pu imiter et reformuler avec succès. Mais Dewey n'aborda jamais de manière systématique la question de savoir comment le raisonnement critique socratique peut être enseigné à des enfants d'âges variés. Aussi ses propositions restent-elles générales et doivent-elles être complétées par l'enseignant en chair et en os, dans la salle de classe, lequel enseignant peut être ou non préparé à donner corps à cette approche42.
Les professeurs qui veulent adopter un mode d'enseignement socratique ont une source contemporaine sur laquelle se guider pratiquement (qui, bien sûr, ne doit être qu'une partie d'un programme général pour structurer une classe socratique dans laquelle les enfants sont, toute la journée durant, des participants actifs et curieux). Ils peuvent trouver des conseils très utiles mais non autoritaires sur la pédagogie socratique dans une collection de livres dirigée par le philosophe Matthew Lipman, dont le programme de « Philosophie pour les enfants », destiné à des enfants qui ont entre dix et quatorze ans, a été développé à l'Institute for the Advancement of Philosophy for Children, au Montclair State College dans le New Jersey. Lipman part de la conviction que les jeunes enfants sont des êtres actifs et curieux dont les capacités d'évaluation et de questionnement doivent être respectées et développées, conviction qu'il partage avec les tenants de la tradition progressiste européenne. Avec son collègue philosophe Gareth Matthews, il partage également l'idée selon laquelle les enfants sont capables d'une pensée philosophiquement pertinente, qu'ils n'évoluent pas simplement de manière prédéterminée de stade en stade, mais réfléchissent activement aux grandes questions de la vie, et que les conceptions auxquelles ils aboutissent doivent être prises au sérieux par les adultes43.
Lipman pense en outre que les enfants peuvent tirer profit très tôt d'une attention très spécifique aux propriétés logiques de la pensée, qu'ils sont naturellement capables de suivre une structure logique, mais qu'il faut d'ordinaire les guider et les orienter pour qu'ils développent leurs capacités. Sa série de livres, où les idées complexes sont toujours présentées par le biais d'histoires plaisantes d'enfants qui comprennent des choses par eux-mêmes, montre encore et encore comment cette attention à la structure logique paie dans la vie quotidienne, en permettant de rejeter des préjugés et des stéréotypes infondés. Voici deux exemples tirés de son premier livre, Harry Stottlemeier's Discovery, pour illustrer l'idée : Harry (dont le nom, bien sûr, est homophone de celui d'Aristote et dont la « découverte » est celle d'Aristote : le syllogisme) joue avec des phrases et s'avise que certaines phrases ne peuvent pas être « retournées » : il est vrai que « tous les chênes sont des arbres », mais non que « tous les arbres sont des chênes », il est vrai que « toutes les planètes tournent autour du Soleil » mais non que « toutes les choses qui tournent autour du Soleil sont des planètes ». Il relate sa découverte à son amie Lisa, laquelle lui fait remarquer qu'il a tort de dire « on ne peut pas renverser les phrases » et que celles qui commencent par « aucun », par exemple, fonctionnent différemment. « Aucun aigle n'est un lion » est juste, mais il est également vrai qu'« aucun lion n'est un aigle ». Les deux amis embarquent joyeusement pour de nouveaux jeux de langage, essayant de découvrir le terrain par eux-mêmes.
Entre-temps, la vie réelle fait irruption. La mère de Harry parle à sa voisine Mme Olson, qui essaie de répandre des rumeurs sur une nouvelle voisine, Mme Bates. « Cette Mme Bates, dit-elle, je la vois chaque jour chez le marchand de vin. Et vous savez que je me fais du souci pour ces pauvres gens qui n'arrivent pas à arrêter de boire. Or chaque jour, je les vois chez le marchand de vin. Eh bien, je me demande si Mme Bates n'est pas, vous savez… ».
Harry a une idée. « Mme Olson, dit-il, si, comme vous l'affirmez, “tous les gens qui n'arrivent pas à arrêter de boire” sont des “gens qui vont chaque jour chez le marchand de vin”, il ne s'ensuit pas que “tous ceux qui vont chaque jour chez le marchand de vin” sont “des gens qui n'arrivent pas à arrêter de boire”. » La mère de Harry le reprend pour son interruption, mais l'expression de son visage montre à ce dernier que ce qu'il a dit lui a plu.
La logique est réelle et gouverne bien souvent les relations humaines. Bon nombre de calomnies et de stéréotypes fonctionnent exactement de cette manière, par des inférences fallacieuses. La capacité à détecter l'erreur est l'une des choses qui font que la vie démocratique est respectable.
Second exemple : Harry et son ami Tony, avec leur enseignant, travaillent sur la différence entre « chaque » et « seuls ». « Chaque », comme « tous », introduit une phrase qui ne peut pas être retournée. Tony dit à Harry que son père veut qu'il devienne ingénieur comme lui parce que Tony est bon en mathématiques. Tony a l'impression qu'il y a un problème dans l'argument de son père, mais il ne voit pas bien quoi. Harry, lui, le voit : le fait que « tous les ingénieurs sont bons en mathématiques » ne veut pas dire que « tous les gens bons en mathématiques sont ingénieurs », ni, ce qui est équivalent, que « seuls les ingénieurs sont bons en mathématiques ». Tony rentre à la maison et fait remarquer ce point à son père qui, heureusement, est plus impressionné par la perspicacité de son fils que contrarié par l'échec des plans de carrière qu'il faisait pour lui. Il aide Tony à représenter graphiquement la situation : un large cercle représente l'ensemble des gens qui sont bons en mathématiques. Un cercle plus petit, à l'intérieur du premier, représente l'ensemble des ingénieurs, qui sont une partie des gens bons en mathématiques. On voit qu'il y a place pour autre chose dans le grand cercle. « Tu as raison, dit le père de Tony avec un léger sourire, tu as parfaitement raison »44.
Tout cela se trouve aux premières pages du premier livre de la série de Lipman. La série contient des livres qui progressent en complexité et couvrent différents domaines : philosophie de l'esprit, éthique, etc. La série entière, sa logique et son usage pédagogique sont clairement exposés dans un livre destiné aux enseignants, Philosophy in the Classroom, qui discute également de la formation des enseignants et du cœur d'un programme de premier cycle dans ce champ45. La série dans son entier amène les élèves jusqu'au point où ils peuvent commencer à travailler tout seuls sur les dialogues socratiques de Platon, c'est-à-dire plus ou moins le point où commence la classe de Billy Tucker, même s'il peut être atteint plus tôt par des enfants régulièrement exposés aux techniques socratiques.
Cette série est destinée à des petits Américains. Son attrait tient en partie au caractère familier et à l'humour discret qui la parcourt ; elle devrait donc être réécrite en fonction des changements culturels, et différentes versions devraient être rédigées pour différentes cultures. Il est important de voir que quelque chose de cet ordre est disponible et que l'enseignant qui veut faire ce que firent aussi bien Socrate que Pestalozzi ou Tagore n'a pas besoin d'être un génie novateur comme eux. Certaines méthodes reconnues sont ternes et excessivement directives. D'autres le deviennent en étant mal utilisées. Mais dans ce dernier cas, l'humour et la fraîcheur des livres eux-mêmes, le respect pour les enfants dont ils font preuve, sont de bons garde-fous contre les abus. Les livres ne constituent évidemment pas en euxmêmes une approche socratique complète de l'éducation. C'est tout le comportement de l'école et de la classe qui doit être imprégné de respect pour les capacités intellectuelles actives de l'enfant, et en cela Dewey est un guide particulièrement précieux. Mais ces livres fournissent cependant un élément d'une telle éducation de manière vivante et accessible.
L'ambition de constituer des salles de classe au niveau élémentaire et secondaire sur le modèle socratique n'est pas une utopie ; elle n'exige pas non plus des génies. Elle est tout à fait abordable pour toute communauté qui respecte l'esprit des enfants et les besoins d'une démocratie qui se développe. Mais qu'arrive-t-il aujourd'hui ? Dans bien des pays, Socrate ou bien n'a jamais été à la mode, ou bien est démodé depuis longtemps. Les écoles d'État indiennes sont de manière générale des endroits mornes, qui pratiquent l'apprentissage par cœur, indifférents aux réussites de Tagore et d'autres pédagogues socratiques. Les États-Unis sont un peu mieux lotis, parce que Dewey et ses expériences socratiques y ont eu une large influence. Mais les choses sont en train de changer rapidement, et mon chapitre final montrera à quel point nous sommes près de l'effondrement de l'idéal socratique.
Les démocraties de par le monde sous-évaluent et négligent des capacités dont nous avons un besoin urgent pour maintenir la démocratie vivante, respectable et responsable.
Chapitre 5
Citoyens du monde
Nous devons peiner et travailler, travailler dur, pour faire de nos rêves une réalité. Ces rêves concernent l'Inde, mais aussi le monde, car les pays et les peuples sont aujourd'hui trop étroitement liés pour qu'aucun d'entre eux puisse imaginer vivre à part. On dit que la paix est indivisible ; il en va de même désormais de la liberté et de la prospérité ainsi que des catastrophes, dans ce Monde Unique qui ne peut plus être divisé en fragments isolés.
Jawaharlal Nehru, discours à la veille de l'indépendance de l'Inde, 14 août 1947.
Soudain, les murs qui séparaient les différentes races ne sont plus, et nous nous retrouvons face à face.
Rabindranàth Tagore, La Religion de l'homme, 1931.
Nous vivons dans un monde où les gens se font face par-delà les abîmes de la géographie, des langues et des nationalités. Plus que jamais, nous dépendons tous de personnes que nous n'avons jamais vues, lesquelles, en retour, dépendent de nous. Les problèmes que nous devons résoudre, qu'ils soient économiques, environnementaux, religieux ou politiques, sont de dimension mondiale. On ne peut espérer les résoudre si les individus autrefois éloignés ne se rapprochent pas pour coopérer de manière nouvelle. Il suffit de penser à la question du réchauffement climatique, à l'établissement de règlements commerciaux décents, à la protection de l'environnement et des espèces animales, à l'avenir de l'énergie nucléaire et aux dangers des armes nucléaires, à la mobilité du travail et à l'établissement de critères de travail décents, à la protection des enfants contre trafic, sévices sexuels et travail forcé. Toutes ces questions ne peuvent véritablement être affrontées que par des débats internationaux. Une telle liste pourrait être prolongée à volonté.
Nul d'entre nous n'échappe à cette interdépendance mondiale. L'économie mondiale nous lie à des vies lointaines. Nos plus banales décisions de consommateurs affectent le mode de vie d'individus qui vivent dans des pays lointains et contribuent à produire les biens que nous utilisons. Notre vie quotidienne pèse sur l'environnement mondial. Il est irresponsable d'enfouir la tête dans le sable et d'ignorer les multiples manières dont nous influençons chaque jour la vie de personnes éloignées. L'éducation devrait donc nous préparer à affronter avec efficacité de telles discussions, en nous concevant comme des « citoyens du monde », pour employer l'expression consacrée, plutôt que simplement comme des Américains, des Indiens ou des Européens.
Cependant, si les écoles et les universités de par le monde n'établissent pas de fondement solide pour la coopération internationale, les interactions humaines risquent d'être régies par les lois étroites de l'échange de marché, qui considère les vies humaines avant tout comme des instruments de profit. Les écoles et les universités ont donc une tâche urgente et importante : cultiver chez les élèves et chez les étudiants la capacité de se concevoir comme les membres d'une nation hétérogène (car toutes les nations modernes le sont) et d'un monde qui l'est plus encore, et promouvoir la compréhension de l'histoire et du caractère des différents groupes qui l'habitent.
Cet aspect de l'éducation exige une importante connaissance factuelle que les étudiants qui ont grandi il y a encore trente ans n'ont presque jamais eue, du moins aux États-Unis : la connaissance pour chacun des différents sous-groupes (ethniques, nationaux, religieux, sexuels) qui composent son propre pays, leurs succès, leurs luttes, leurs apports ; et de même une connaissance complexe des pays et traditions étrangers. (Nous avons toujours enseigné aux jeunes enfants de petites parcelles du monde, mais jusqu'à très récemment, nous n'avons pas essayé de couvrir systématiquement les principaux pays et régions, en les traitant sur un pied d'égalité.) La connaissance ne garantit pas un bon comportement, mais « ignorance » est un quasi-synonyme de « mauvais comportement ». Notre monde regorge de stéréotypes culturels et religieux simplistes, telle l'équation facile entre islam et terrorisme. Pour commencer à les combattre, il faut s'assurer que dès leur plus jeune âge les élèves établissent une relation différente au monde, guidée par des faits justes et une curiosité respectueuse. Les jeunes gens doivent peu à peu prendre conscience à la fois des différences qui rendent la compréhension difficile entre les groupes et les pays, et des besoins et intérêts humains partagés qui rendent cette compréhension indispensable pour résoudre les problèmes communs.
Le travail qui consiste à enseigner une citoyenneté du monde intelligente semble si vaste qu'il est tentant de jeter l'éponge, de dire qu'il est impossible, et que nous ferions mieux de nous en tenir à notre propre pays. Même comprendre son propre pays exige bien sûr d'étudier les groupes qui le composent, ce qui a rarement été fait jusqu'à présent aux États-Unis. Il faut également comprendre l'immigration et son histoire, ce qui conduit naturellement l'esprit à envisager les problèmes qui, ailleurs, donnent naissance à l'immigration. Et il ne faut pas croire qu'il est possible de comprendre adéquatement son pays et son histoire sans replacer cette dernière dans un contexte mondial. Toute étude historique sérieuse de son propre pays doit s'ancrer dans l'histoire mondiale. Mais aujourd'hui, c'est pour des raisons qui dépassent les exigences de compréhension de son propre pays. Les problèmes que nous affrontons et les responsabilités que nous portons nous invitent à étudier les pays et les cultures du monde d'une manière plus attentive et systématique.
Songeons par exemple à l'effort nécessaire pour comprendre l'origine des produits quotidiens : nos boissons, nos vêtements, notre café, notre nourriture. Autrefois, les pédagogues soucieux de citoyenneté démocratique prenaient soin de guider les enfants à travers l'histoire complexe du travail qui produisait de tels biens : c'était une leçon sur la manière dont leur propre pays avait construit son économie et son système d'emplois, de récompenses, de parcours de vie. Ce type de conscience était important pour la démocratie, et l'est toujours, car il attire l'attention sur les différents groupes qui constituent notre société, les différents emplois et conditions de vie. Mais aujourd'hui, une telle histoire est nécessairement mondiale. On ne peut pas comprendre d'où vient ne serait-ce qu'une simple boisson sans penser à la vie des gens dans d'autres pays. Et, ce faisant, il faut s'intéresser aux conditions et relations de travail de ces gens, à leur éducation. Nous poser des questions nous amène à penser à nos responsabilités à leur égard en tant qu'agents dans la création de leur situation quotidienne. Comment le réseau international dont nous, consommateurs, sommes une partie essentielle a-t-il formé leurs conditions de travail ? Quelles opportunités s'offrent à eux ? Devons-nous accepter de faire partie du réseau causal qui produit leur situation, ou devrions-nous exiger des changements ? Comment pourrions-nous promouvoir un niveau de vie décent pour ceux qui se trouvent au-delà de nos frontières et produisent ce dont nous avons besoin, tout comme nous nous sentons ordinairement tenus de le faire pour ceux qui travaillent à l'intérieur de nos frontières ?
Pour réfléchir adéquatement à ces questions, les jeunes gens doivent comprendre comment fonctionne l'économie mondiale. Ils doivent également comprendre l'histoire des structures existantes (rôle du colonialisme dans le passé, de l'investissement étranger et des entreprises multinationales plus récemment) afin de voir comment des relations qui, dans bien des cas, n'ont pas été choisies par les habitants locaux, déterminent leurs possibilités de vie.
Tout aussi cruciale au succès des démocraties est la compréhension des nombreuses traditions religieuses du monde. Il n'existe pas d'autre domaine (à l'exception, peut-être, de la sexualité) où les gens soient plus enclins à former des stéréotypes méprisants, qui font obstacle au respect mutuel et à la discussion féconde. Les enfants sont naturellement curieux des rituels, cérémonies et célébrations des autres pays et religions : c'est une bonne idée de tirer parti de bonne heure de cette curiosité, en présentant des récits issus des différentes traditions mondiales sous une forme adaptée à leur âge, en demandant aux enfants de différentes traditions de décrire leurs propres croyances et pratiques et, plus largement, en créant dans la salle de classe un sentiment de curiosité et de respect général. Les enfants peuvent tout à fait entendre de temps à autre une histoire hindoue ou bouddhiste, et non pas toujours une histoire américaine classique exprimant les valeurs protestantes américaines. (En fait, l'hindouisme et le bouddhisme sont les religions qui connaissent la croissance la plus rapide aux États-Unis, si bien que la connaissance de ces récits ne profitera pas seulement à la citoyenneté mondiale, mais aussi à la citoyenneté nationale.) Le programme devrait être soigneusement pensé dès le plus jeune âge pour transmettre une connaissance toujours plus riche et nuancée du monde, des histoires et des cultures.
Nos exemples historiques permettent également d'éclairer ce but. Revenons à l'école de Tagore en Inde, pour voir comment il entreprit de former des citoyens responsables dans une nation pluraliste et prise dans un monde de dépendances complexes. Tagore s'est préoccupé toute sa vie du problème du conflit ethnique et religieux, et du besoin de coopération internationale. Dans Nationalism, il soutient que le défi le plus pressant pour l'Inde est de dépasser les divisions de caste et de religion et le traitement injuste et humiliant des individus en raison de leur caste et de leur religion. Dans La Religion de l'homme, il étend son analyse à l'échelle mondiale, et soutient que les pays du monde sont désormais face à face et ne peuvent éviter la catastrophe qu'en apprenant à se comprendre réciproquement et à poursuivre, ensemble, l'avenir de l'humanité comme un tout. Tagore croyait que les horreurs de la Première Guerre mondiale étaient largement dues à des échecs culturels, les pays apprenant à leurs jeunes gens à préférer la domination à la compréhension mutuelle et à la réciprocité. Il entreprit de créer une école qui fût capable de faire mieux, en formant des individus aptes à participer à des discussions internationales empreintes d'esprit de collaboration et de respect.
L'école de Tagore développa ainsi des stratégies visant à éduquer des citoyens du monde capables de penser de manière responsable à l'avenir de l'humanité entière. Le point de départ, essentiel, consistait à apprendre aux enfants, dès leur plus jeune âge, l'existence des différentes religions et traditions ethniques. Des fêtes y célébraient l'amitié entre hindous, chrétiens et musulmans46, et les enfants apprenaient souvent les coutumes étrangères en célébrant les fêtes des différentes religions47. Le souci était toujours d'ancrer l'éducation dans le local, en donnant à chacun une maîtrise assurée de la langue et des traditions bengalis, puis d'élargir l'horizon pour embrasser jusqu'au plus lointain.
Visva-Bharati, l'université fondée par Tagore pour élargir son programme d'éducation par les arts libéraux au niveau du supérieur, porta encore un peu plus loin l'idée de citoyenneté du monde : l'enseignement y était tourné vers un type finement interdisciplinaire de citoyenneté et de compréhension mondiales. Une brochure de 1929 affirme :
Les étudiants de premier cycle devront se familiariser avec le fonctionnement des institutions existantes et des nouveaux mouvements initiés dans les différents pays du monde pour l'amélioration de la condition sociale des masses. Ils doivent également entreprendre une étude des organisations internationales afin de se sensibiliser aux besoins de la paix48.
Ce n'est là qu'une description partielle de l'éducation envisagée, mais elle indique que les objectifs de Tagore avaient beaucoup en commun avec ce que je recommande, même si mes propositions s'attachent davantage que les siennes au besoin d'informations historiques exactes et de compréhension économique technique.
Dewey recherchait lui aussi une éducation susceptible de former des citoyens du monde, cela dès le tout début de la scolarisation de l'enfant. Il a toujours affirmé que l'histoire et la géographie devaient être enseignées de manière à promouvoir une attitude adéquate devant les problèmes pratiques du présent. L'histoire économique constituait une part importante de ce que les étudiants devaient apprendre. Dewey était d'avis que lorsque l'histoire est enseignée avec un intérêt exclusif pour les aspects politiques et militaires, la citoyenneté démocratique en souffre : « L'histoire économique est plus humaine, plus démocratique et par conséquent plus émancipatrice que l'histoire politique. Elle traite non du succès et de la chute des principautés et des puissances, mais de la croissance des libertés réelles, à travers la maîtrise de la nature, elle traite de l'homme commun pour qui les puissances et les principautés existent49. » Une telle affirmation n'est pas très surprenante aujourd'hui puisque, au-delà de ce qui se passe dans les salles de classe, la plupart des historiens professionnels reconnaissent l'importance cruciale de l'histoire économique et sociale, et ce champ d'étude a produit un ensemble de travaux remarquables sur la vie quotidienne et les interactions économiques. Mais à l'époque, l'affirmation de Dewey était révolutionnaire : aussi bien l'enseignement que la recherche se préoccupaient de « puissances et principautés ».
Dewey mettait en pratique ses propres préceptes. Dans la Laboratory School, par exemple, même les très jeunes enfants apprenaient à s'interroger sur les processus qui produisent les objets d'usage quotidien. En tissant des étoffes, ils apprenaient d'où venait la matière première, comment elle avait été faite, quelle chaîne de travail et d'échanges l'avait amenée dans la salle de classe. Un tel processus les conduisait souvent loin de chez eux, non seulement dans d'autres régions de leur propre pays qu'ils ignoraient auparavant, mais dans d'autres pays. Les enfants devaient également s'occuper d'animaux et entretenir un jardin, apprenant de la sorte l'importance du soin à donner au quotidien : Dewey pensait que cette pratique était plus utile que bien des « leçons de choses » artificielles présentées en classe, et permettait également de susciter la curiosité sur les modes d'élevage et de culture ailleurs dans le monde. En règle générale, comme nous l'avons déjà vu, les enfants en venaient à voir leur vie quotidienne en continuité avec ce qu'ils apprenaient à l'école et à emporter de l'école quelque chose d'important à mettre en pratique dans la vie courante. Dewey soulignait que porter une telle attention à l'activité réelle est également utile pédagogiquement ; les enfants sont plus vivants, plus concentrés que lorsqu'ils sont de simples réceptacles passifs. « [L]a chose la plus importante, concluait-il, […] est que chacun reçoive l'éducation qui l'amène à voir dans son travail quotidien tout ce qui s'y trouve de signification humaine globale50 ».
Ce passage montre clairement que c'est mal comprendre Dewey que de voir dans son œuvre, sous prétexte que pour lui tout apprentissage doit être utile au sens où il est l'instrument d'une fin pratique immédiate, une critique des humanités. Ce que Dewey (tout comme Rousseau) critiquait était l'éducation abstraite détachée de la vie humaine. Sa conception de la vie humaine, cependant, était large et non réductrice, et promouvait des relations humaines riches de sens, d'émotion, de curiosité.
L'éducation pour la citoyenneté mondiale est un sujet vaste et complexe qui doit inclure des contributions de l'histoire, de la géographie, l'étude interdisciplinaire de la culture, l'histoire du droit et des systèmes politiques, et l'étude de la religion – toutes ces disciplines interagissant les unes sur les autres et opérant de manière toujours plus sophistiquée à mesure que l'enfant grandit. Une telle éducation est également exigeante pédagogiquement. Dewey et Tagore insistaient à juste titre sur l'importance de l'apprentissage actif pour les jeunes enfants. Lorsque les enfants grandissent, et sans que jamais l'articulation avec la vie et l'activité réelles soit perdue, la compréhension peut devenir plus sophistiquée théoriquement. Il n'y a pas de recette unique pour cela, et de nombreuses méthodes sont envisageables. Mais l'on peut, au moins, décrire certaines erreurs à éviter.
Un premier exemple à ne pas suivre et qui était la règle quand j'allais à l'école : ne rien apprendre du tout sur l'Asie et l'Afrique, leur histoire et leurs cultures, faire l'impasse sur les grandes religions du monde, hormis le christianisme et le judaïsme. On nous parlait un peu de l'Amérique latine mais, pour l'essentiel, nos yeux restaient fixés sur l'Europe et l'Amérique du Nord. Ce qui signifie que nous ne voyions jamais le monde comme tel, ne comprenions pas la dynamique des interactions entre les nations et les peuples qui le composent, ni même la manière dont les objets quotidiens étaient produits ni leur provenance. Comment donc aurions-nous pu réfléchir de manière responsable aux politiques publiques à l'égard des autres pays, aux relations commerciales, à tout un ensemble de questions (de l'environnement aux droits de l'homme) qui doivent être affrontées de manière coopérative, en dépassant les frontières nationales ?
Une autre manière contestable d'enseigner l'histoire mondiale est celle qu'a choisie la droite hindoue en Inde, qui apparaît dans l'ensemble des manuels d'histoire et des études sociales introduits durant la brève période où elle a été au pouvoir. Ces livres traitaient bien du monde dans son entier, à certains égards. Mais ils interprétaient l'histoire mondiale à la lumière d'une idéologie de la suprématie hindoue. Les hindous y sont dépeints comme les représentants d'une civilisation supérieure. Tandis qu'ils vivaient purs de tout mélange avec d'autres peuples, leur société était idéale. Au contraire, les musulmans sont toujours dépeints comme va-t-en-guerre et agressifs, les malheurs du sous-continent indien commençant avec leur arrivée. De plus, affirmaient ces livres, les hindous sont indigènes, alors que les autres groupes ethniques et religieux y sont étrangers. C'est là un mythe, puisque les ancêtres des hindous de l'Inde sont très certainement venus d'ailleurs, comme le montrent à la fois la linguistique et l'histoire de la culture matérielle51. La compréhension mondiale n'est jamais servie par des allégations mensongères et pourtant, dans cet exemple, toute l'histoire du monde et de ses différentes cultures était exposée à travers cette lentille déformante.
En outre, les « erreurs » « par omission » n'étaient pas moins graves : les livres en question ne parlaient pas du tout des différences de caste, de classe et de genre comme sources d'inégalités sociales dans l'Inde ancienne, suggérant à tort que l'Inde ancienne était une glorieuse terre d'égalité, où nul n'était subordonné. L'esprit critique qui doit informer toute éducation pour l'éducation mondiale était totalement absent.
Enfin, la pédagogie des livres était terrible. Les manuels ne montraient pas aux étudiants comment les récits historiques sont construits à partir de preuves, et ils n'apprenaient pas comment passer au crible et évaluer les preuves. Au contraire, ils encourageaient l'apprentissage par cœur, décourageaient l'esprit critique et suggéraient qu'il existe simplement une histoire évidemment correcte (de gloire et de perfection hindoue) que nulle personne respectable ne saurait mettre en doute52.
Comme nous le montrent ce mauvais exemple et, en regard, les bons exemples du « Future Problem Solving Program International » (FPSPI) et du « Model United Nations » (MUN), l'histoire mondiale, la géographie et les études culturelles ne pourront promouvoir le développement humain que si elles sont nourries de recherche et d'esprit critique. (Le MUN est une manière formidable d'encourager ce type d'éducation, tout comme le FPSPI dans lequel les enfants apprennent à imaginer des solutions à des problèmes mondiaux en utilisant esprit critique et imagination53.) Même si les faits présentés aux élèves et aux étudiants sont tous parfaitement exacts, ce qui n'était pas le cas, l'histoire ne peut pas être enseignée correctement si on la présente comme une suite de faits, ce qui est une approche trop commune. Un enseignement adéquat doit apprendre aux enfants que l'histoire s'écrit à partir de sources et de preuves de toutes sortes, il doit apprendre à évaluer les preuves et à comparer deux récits historiques. L'esprit critique entre aussi dans la salle de classe avec les discussions sur ce qui a été appris ; lorsqu'on étudie l'histoire et l'économie d'une culture, il faut poser des questions relatives aux différences de pouvoir et de parcours de vie, sur la place des femmes et des minorités, sur les avantages et inconvénients des différentes structures d'organisation politique.
En termes de contenu des programmes, l'objectif de citoyenneté mondiale suggère que tous les jeunes gens apprennent les rudiments de l'histoire mondiale avec autant d'intérêt pour l'histoire sociale et économique que pour l'histoire politique, et toujours plus de subtilité au cours du temps, pour acquérir une compréhension riche et dépourvue de stéréotypes des principales religions mondiales.
En même temps, ils doivent apprendre comment se « spécialiser », c'est-à-dire enquêter plus en détail sur au moins une tradition étrangère, et acquérir ainsi des instruments qu'ils pourront mettre à profit plus tard. À l'école, on peut procéder avec profit en faisant faire aux élèves une recherche personnelle sur un pays particulier. Malgré tous les défauts de mon éducation primaire, on était conscient dans mon école de la valeur de la recherche personnelle : quand j'avais environ onze ans, j'ai été chargée de faire des recherches sur l'Uruguay et l'Autriche, et je me rappelle encore bien plus de choses sur ces deux pays que je n'en ai appris en général sur l'Amérique du Sud et l'Europe. On nous demandait même de nous intéresser à l'économie de ces pays et à leurs relations commerciales, même si cela se limitait à trouver quels étaient les principaux produits d'exportation et d'importation et les produits domestiques.
Les jeunes enfants peuvent sans aucun doute comprendre les principes élémentaires de l'économie. Dewey avait beaucoup de succès en incitant les enfants à enquêter sur l'origine des produits courants qu'ils utilisaient et les mécanismes d'échanges qui régissent l'accès à ces produits. À mesure que les enfants grandissent, cette connaissance peut se complexifier, jusqu'à ce qu'à la fin du lycée ils en sachent suffisamment sur le fonctionnement de l'économie mondiale pour pouvoir prendre des décisions informées en tant que consommateurs et électeurs.
Un élément trop souvent négligé de l'éducation à la citoyenneté mondiale est l'étude des langues étrangères. Tous les élèves devraient apprendre au moins une langue étrangère. Observer comment un autre groupe d'êtres humains intelligents découpe le monde, voir que toute traduction est une interprétation imparfaite de l'original fournit à la jeune intelligence une leçon essentielle d'humilité culturelle. Les écoles européennes remplissent, dans l'ensemble, plutôt bien cette tâche, car on y est conscient que les enfants auront besoin de parler couramment une autre langue (souvent l'anglais). Les écoles indiennes sont également assez bonnes dans ce domaine, dans le sens où beaucoup d'enfants apprennent à parler couramment l'anglais en plus de leur langue maternelle, et beaucoup de ceux dont la langue maternelle n'est pas l'une des langues largement utilisées en Inde (qui sont l'hindi, le bengali et le tamil) apprennent souvent l'une de ces dernières de surcroît. Les Américains sont au contraire négligents, convaincus qu'ils sont que l'anglais est la seule langue qu'ils auront jamais besoin de connaître. Nos écoles commencent ainsi l'enseignement des langues étrangères bien trop tard dans la plupart des cas, et manquent la fenêtre d'opportunité pendant laquelle une langue est le plus facilement maîtrisée et profondément assimilée. Même lorsque la langue étudiée appartient à une culture proche, la compréhension de la différence portée par une langue étrangère est irremplaçable.
J'ai parlé de l'étude des autres pays : mais l'étude de son propre pays ? Les élèves devraient consacrer toujours plus de temps à leur propre pays et à son histoire, mais ils doivent le faire en citoyens du monde, c'est-à-dire en personnes qui considèrent leur propre pays comme une partie d'un monde complexe et interdépendant, en relations économiques, politiques et culturelles avec d'autres pays et peuples. Pour ce qui est du pays lui-même, les élèves devraient être encouragés à être curieux des différents groupes qui le composent, de leurs différentes histoires, des possibilités qui leur sont offertes. Une éducation adéquate pour vivre dans une démocratie pluraliste doit être multiculturelle, c'est-à-dire qu'elle doit familiariser les élèves avec certains faits fondamentaux de l'histoire et de la culture de nombreux groupes différents avec lesquels ils partagent des lois et des institutions. Cela inclut des groupes religieux, ethniques, économiques, sociaux, sexuels. L'apprentissage des langues, l'histoire, l'économie et la science politique facilitent tous cette compréhension, de différentes manières et à différents niveaux.
Lorsque les élèves rejoignent l'université, ils doivent développer leurs capacités de citoyens du monde de manière plus poussée. Comme l'esprit critique, l'éducation du citoyen du monde devrait être une partie du programme d'arts libéraux, que l'étudiant se spécialise en affaires, ingénierie, philosophie ou physique. Les cours d'histoire peuvent être moins affirmatifs et plus complexes, l'intérêt pour la méthode historique et l'évaluation des preuves étant plus explicites. De même, les cours de religion comparée peuvent être plus sophistiqués et historiquement plus complets.
À ce stade, tous les étudiants devraient acquérir une compréhension solide des principes fondamentaux de l'économie et du fonctionnement de l'économie mondiale, à partir de connaissances préalables. Le classique cours d'introduction à l'économie risque d'être un peu insulaire, détachant les principes et les méthodes de l'étude des différentes théories économiques et de la mondialisation, mais de tels cours permettent au moins de donner la maîtrise des techniques et principes fondamentaux. Ils peuvent être heureusement complétés par un cours sur la mondialisation et les valeurs humaines, enseignées du point de vue à la fois de l'histoire et de la théorie politique. En même temps, toutes les idées impliquées dans l'histoire étudiée peuvent être appréciées à un niveau plus profond grâce à un cours sur les théories de la justice sociale et mondiale, du point de vue de la philosophie et de la science politique. Les étudiants qui ont eu la chance d'avoir une éducation socratique à l'école seront particulièrement bien placés pour suivre un tel cours de philosophie. Mais si les étudiants reçoivent l'éducation que j'ai recommandée ici, ils étudieront tous la philosophie en premier cycle universitaire, et seront donc solidement préparés pour suivre un cours plus avancé sur la justice.
Au niveau du premier cycle, le besoin de se « spécialiser » devient d'autant plus évident qu'une bonne partie de ce qu'apprennent les étudiants sur une culture étrangère exige une familiarité profonde avec son histoire et ses traditions. C'est seulement ainsi qu'ils peuvent apprécier la manière dont les différences de classe, de caste et de religion peuvent créer différentes possibilités de vie ; voir comment la vie des citadins diffère de celle des ruraux ; comment différentes formes d'organisation politique conduisent à différentes possibilités humaines ; comment même l'organisation de la famille et le rôle des hommes et des femmes peuvent être subtilement modifiés par les politiques publiques et les lois. On ne peut attendre d'aucun étudiant qu'il apprenne tout cela à propos de tous les principaux pays du monde, et une étude fouillée d'une tradition étrangère est essentielle. Une fois que les étudiants ont appris comment enquêter, quelles questions poser, ils peuvent transposer cette connaissance à une autre partie du monde (avec laquelle ils pourront avoir à faire dans leur travail).
Les institutions de premier cycle ne peuvent pas transmettre le type d'éducation qui produit des citoyens du monde à moins d'avoir une structure d'arts libéraux : un ensemble de cours généraux pour tous les étudiants, en plus des exigences de leur spécialité. Les pays qui, comme l'Inde, n'ont pas cette structure peuvent essayer de transmettre ce même type d'éducation au niveau du secondaire, mais cela ne suffit certainement pas pour créer une citoyenneté responsable. L'éducation plus sophistiquée qui ne peut être faite qu'à un âge plus avancé est indispensable pour former des citoyens qui aient une compréhension véritable des questions mondiales et une responsabilité pour les choix politiques accomplis par leur pays. Le besoin de cours d'arts libéraux est reconnu toujours plus massivement par les pays qui n'ont pas cette structure. En Inde, par exemple, les très prestigieux instituts de technologie et de management (IIT) ont été les premiers à introduire des cours de sciences humaines dans le cursus de tous leurs étudiants. Un professeur de l'IIT Mumbai m'a dit que les responsables de l'institut considèrent que ces cours jouent un rôle crucial dans la promotion d'interactions fondées sur le respect mutuel entre les étudiants issus de différentes religions et castes, et pour les préparer pour une société où de telles différences doivent être traitées avec respect54.
La citoyenneté du monde a-t-elle vraiment besoin des humanités ? Elle demande beaucoup de connaissances factuelles et les étudiants peuvent les acquérir sans éducation humaniste, par exemple en absorbant les faits présentés par des manuels standardisés tels que ceux qu'utilise le BJP (avec des faits corrects plutôt qu'erronés) et en apprenant les techniques de base de l'économie. Une citoyenneté responsable exige cependant bien davantage, à savoir la capacité à évaluer les preuves historiques, à utiliser de manière critique les principes économiques, à évaluer les descriptions de la justice sociale, à parler une langue étrangère, à apprécier les complexités des principales religions du monde. La partie factuelle seule pourrait être transmise sans les capacités et les techniques que nous avons appris à associer aux humanités. Mais disposer d'un catalogue de faits sans la capacité de les évaluer ou de comprendre comment un récit est constitué à partir de preuves est presque aussi mauvais que d'être ignorant, puisque l'élève ne sera pas capable de distinguer de la vérité les stéréotypes grossiers transmis par les dirigeants politiques ou culturels, ni de discerner entre revendications fallacieuses et revendications solides. L'histoire mondiale et la compréhension économique doivent donc être humanistes et critiques si l'on veut qu'elles contribuent à former des citoyens du monde intelligents, et elles doivent être enseignées en même temps que l'étude de la religion et des théories philosophiques de la justice. C'est seulement alors qu'elles apporteront un fondement utile pour les débats publics que nous devons avoir si nous voulons coopérer pour résoudre les principaux problèmes de l'humanité.
Chapitre 6
Cultiver l'imagination : la littérature et les arts
C'est la connaissance qui nous rend puissants, mais c'est la sympathie qui fait de nous des êtres complets. […]
Pourtant, force est de constater que cette éducation de la sympathie est non seulement systématiquement ignorée à l'école, mais sévèrement réprimée.
Rabindranàth Tagore, « Mon école », 1916.
On pourra remarquer que je m'intéresse à la fois à la manière dont un adulte extrêmement raffiné jouit de la vie, ou de la beauté, ou d'un système humain abstrait, et en même temps au geste créatif du bébé qui cherche à atteindre la bouche de sa mère et touche ses dents, tout en la regardant dans les yeux, avec créativité. Pour moi, le jeu conduit naturellement à l'expérience culturelle dont il est en réalité le fondement.
Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1971.
La logique ou la connaissance factuelle seules ne suffisent pas à mettre les citoyens en rapport avec le monde complexe qui les entoure. Une troisième capacité du citoyen, étroitement liée aux deux premières, est ce qu'on peut appeler l'imagination narrative55. J'entends par là la capacité à imaginer l'effet que cela fait d'être à la place d'un autre, à interpréter intelligemment l'histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu'elle peut avoir. Le développement de cette sympathie se trouve au cœur des meilleurs projets modernes d'éducation démocratique, en Occident et ailleurs. Un tel développement doit, pour une bonne part, avoir lieu en famille. Mais l'école et même l'université jouent également un rôle important. Pour qu'elles l'assument convenablement, elles doivent accorder une place centrale aux humanités et aux arts, et cultiver un type d'éducation participatif qui éveille et affine la capacité à voir le monde à travers les yeux d'autrui.
Comme je l'ai rappelé plus haut, les enfants jouissent dès la naissance d'une capacité rudimentaire de sympathie et d'attention à l'autre. Pourtant, leurs premières expériences sont le plus souvent marquées par un narcissisme puissant : la recherche de nourriture et de confort n'indique pas encore nettement l'existence indépendante d'autrui. Apprendre à voir un autre être humain non pas comme une chose mais comme une personne entière n'est pas un résultat automatique : c'est le fruit d'un effort pour dépasser de nombreux obstacles, dont le premier est l'incapacité pure et simple à distinguer entre soi et autrui. Assez tôt dans l'expérience du petit enfant, cette distinction s'impose peu à peu : la coordination des sensations tactiles et visuelles permet au bébé de distinguer parmi les choses qu'il voit celles qui font ou non partie de son corps. Mais un enfant peut comprendre que ses parents ne sont pas une partie de lui-même sans comprendre pour autant qu'ils ont un monde intérieur, fait de pensées et de sentiments, qui impose des exigences sur la conduite de l'enfant. Le narcissisme prend très facilement le dessus et conduit l'enfant à considérer les autres comme de simples instruments au service de ses souhaits et de ses désirs.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour une véritable capacité d'attention à autrui. L'une d'elles, comme l'a souligné Rousseau, est un certain niveau de compétence pratique : un enfant qui sait comment se débrouiller tout seul n'a pas besoin d'asservir les autres, et la croissance physique libère d'ordinaire les enfants d'une dépendance totalement narcissique à l'égard d'autrui. Une deuxième condition préalable, que j'ai indiquée en parlant de dégoût et de honte, est de reconnaître qu'un contrôle total n'est ni possible ni souhaitable, que le monde est un endroit où nous avons tous des faiblesses et devons trouver des manières de nous entraider. Il faut pour cela être capable de considérer le monde comme un endroit où l'on n'est pas seul, où d'autres personnes ont leur propre vie, leurs propres besoins et le droit de rechercher leur satisfaction. Cette deuxième condition préalable est une conquête difficile. Comment est-il possible d'apprendre à voir le monde de cette manière, après l'avoir considéré comme un endroit où d'autres formes autour de nous s'affairent pour satisfaire nos exigences ?
Une partie de la réponse à cette question réside assurément dans notre structure innée. L'échange naturel de sourires entre le bébé et le parent témoigne d'une aptitude immédiate à reconnaître l'humanité en autrui, et les bébés prennent rapidement plaisir à cette reconnaissance. Une autre partie de la réponse est cependant donnée par le jeu, qui fournit une troisième condition préalable essentielle pour l'attention à l'autre, c'est-à-dire la capacité à imaginer ce à quoi peut ressembler l'expérience d'autrui.
Le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott (1896-1971) nous a donné l'une des descriptions les plus influentes et séduisantes de l'imagination ludique. Winnicott a commencé à pratiquer la psychanalyse après de nombreuses années de pédiatrie, qu'il continua d'exercer tout au long de sa vie. Davantage que celles de la plupart des psychanalystes, ses conceptions se sont donc formées au contact de très nombreuses expériences cliniques – il l'a souvent souligné lui-même en disant que ce qui l'intéressait n'était pas de soigner des symptômes, mais d'interagir avec des personnes entières, vivantes et aimantes. Quelles que soient leurs origines, ses conceptions sur le jeu dans le développement des enfants ont très largement influencé la culture ambiante, indépendamment d'une sympathie préalable pour les idées psychanalytiques. (Par exemple, comme le pensait Winnicott lui-même, le doudou de Linus dans les bandes dessinées Snoopy de Charles Schultz est sans doute une représentation de l'« objet transitionnel ».)
En tant que médecin qui avait pu observer de nombreux enfants sains, Winnicott était confiant dans l'avancée du processus de développement : lorsque les choses se passent suffisamment bien, celui-ci conduit à l'attention éthique à l'autre, et constitue le fondement d'une démocratie saine, au fil du dépassement des luttes antérieures. Il était confiant dans le fait que, d'ordinaire, le processus se déroule bien et que les parents font le plus souvent du bon travail. Les parents prennent soin de leur enfant dès le départ, et pourvoient à ses besoins, en permettant au « moi » de l'enfant de se développer peu à peu et finalement de s'exprimer. (Winnicott employait le plus souvent le mot « mère » mais en précisant toujours qu'il fallait l'entendre comme une catégorie fonctionnelle et que ce rôle pouvait être joué par le parent de l'un ou l'autre sexe. Il soulignait d'ailleurs la nature maternelle de son propre rôle d'analyste.)
Au départ, le nourrisson ne comprend pas que le parent est un objet singulier, et il ne peut donc pas avoir d'émotions au sens propre. Son monde est symbiotique et fondamentalement narcissique. Mais peu à peu, il développe la capacité à être seul à l'aide d'« objets transitionnels » – c'est le nom que Winnicott donnait aux doudous et animaux en peluche qui permettent aux enfants de se réconforter lorsque le parent est absent. L'enfant finit habituellement par développer la capacité de « jouer seul en présence de sa mère », signe clé de la confiance croissante dans le moi en développement. À ce stade, l'enfant commence à être capable de se rapporter au parent comme à une personne à part entière plutôt que comme une extension de ses propres besoins.
Le jeu, pour Winnicott, est crucial pendant toute cette phase de développement. Lui-même avait été élevé dans un foyer répressif ultra-religieux où le jeu d'imagination était fortement découragé, ce qui le conduisit à éprouver de sérieuses difficultés relationnelles dans sa vie adulte. Il en vint à considérer a contrario le jeu comme une clé d'une croissance personnelle saine56. Le jeu est un type d'activité qui prend place dans l'espace entre les gens, ce que Winnicott appelle un « espace potentiel ». Les individus (les enfants d'abord, puis les adultes) y font l'expérience de l'altérité d'une façon moins menaçante que peut l'être la confrontation directe avec l'autre57. Ils acquièrent ainsi une précieuse pratique de l'empathie et de la réciprocité. Le jeu commence par des fantasmes magiques où l'enfant contrôle ce qui se passe, comme dans ces jeux réconfortants auquel le jeune enfant peut s'adonner avec son « objet transitionnel ». Mais au fur et à mesure que la confiance et l'assurance se développent dans le jeu interpersonnel avec les parents ou avec d'autres enfants, le contrôle se relâche et l'enfant devient capable d'expérimenter avec la vulnérabilité et la surprise : de telles expériences sont agréables dans le jeu, alors qu'elles peuvent être déconcertantes hors du jeu. Pensons, par exemple, au plaisir infini avec lequel les jeunes enfants jouent à la disparition/réapparition d'un parent ou d'un objet chéri.
Avec le jeu, l'enfant développe une capacité d'étonnement. De simples comptines invitent souvent l'enfant à se mettre à la place d'un petit animal, d'un autre enfant, ou même d'un objet inanimé. La comptine « Twinkle, twinkle, little star, how I wonder what you are 58 » est un exemple paradigmatique d'étonnement admiratif : on contemple une forme pour la doter d'un monde intérieur. C'est ce que l'enfant doit finalement être capable de faire avec les autres personnes. Les comptines et les histoires sont ainsi une préparation essentielle pour l'attention véritable aux autres59. La présence de l'autre, qui peut être très menaçante, devient dans le jeu une source délicieuse de curiosité, et cette curiosité contribue au développement d'attitudes saines d'amitié, d'amour, et plus tard de vie politique.
Winnicott avait compris que l'« espace potentiel » entre les gens ne se referme pas simplement, l'âge adulte venu. La vie est pleine d'occasions d'émerveillement et de jeu, et il soulignait que les relations sexuelles, et l'intimité en général, sont des domaines où la capacité de jouer est essentielle. Les gens peuvent se fermer, oubliant le monde intérieur des autres, ou ils peuvent préserver et continuer à développer la capacité à doter les autres, par l'imagination, d'une vie intérieure. Tous ceux qui connaissaient Winnicott étaient frappés par sa capacité hors du commun à se lier aux autres par le jeu et l'empathie. Avec les patients, en particulier les enfants, il faisait preuve d'une capacité inépuisable à entrer dans le monde des jeux et des objets chéris de l'enfant, ses animaux en peluche, ses fantasmes autour de la naissance d'un frère ou d'une sœur. Mais le jeu, pour lui, ne s'arrêtait pas là où commençait le « monde adulte ». Ses patients adultes, eux aussi, louaient sa capacité à adopter la place de l'autre. L'analyste soixantenaire Harry Guntrip décrivit ce don dans le journal de son analyse avec Winnicott : « Je pouvais me laisser aller et me détendre parce que vous étiez présent dans mon monde intérieur. » Le jeu caractérisait également les relations non thérapeutiques de Winnicott. Lui et sa femme étaient connus pour leurs plaisanteries et facéties raffinées ; les papiers du psychanalyste contiennent des dessins et des poèmes cocasses qu'ils s'adressaient pendant des réunions ennuyeuses60.
Winnicott a souvent souligné l'importance du jeu pour structurer la citoyenneté démocratique. L'égalité démocratique entraîne la vulnérabilité. Comme l'un de ses patients le remarquait avec justesse : « Ce qu'il y a d'inquiétant dans l'égalité, c'est qu'alors nous sommes tous des enfants, et que la question devient “où est le père ?” Nous savons où nous sommes si l'un d'entre nous est le père61. » Le jeu apprend aux gens à être capables de vivre avec les autres sans contrôle ; il articule les expériences de vulnérabilité et de surprise à la curiosité et à l'émerveillement, plutôt qu'à une angoisse paralysante.
Comment les adultes conservent-ils et développent-ils leur capacité de jeu après avoir quitté le monde des jeux d'enfant ? Winnicott soutenait qu'un rôle important est joué par les arts. À ses yeux, l'une des fonctions primordiales de l'art dans les cultures humaines est de préserver et de soutenir le développement de l'« espace de jeu », et il considérait que le rôle des arts dans la vie humaine est, avant tout, de nourrir et développer la capacité d'empathie. Dans la réaction sophistiquée à une œuvre d'art complexe, il voyait le prolongement du plaisir que prend le bébé aux jeux en général, et aux jeux de rôles en particulier.
Les plus anciens pédagogues progressistes, dont nous avons décrit les conceptions au chapitre 4, même s'ils n'avaient évidemment pas connaissance des écrits de Winnicott, avaient compris par la réflexion et leur expérience personnelle cette intuition fondamentale qui fait du jeu un élément essentiel du développement d'une personnalité saine. Ils reprochaient aux écoles traditionnelles de ne pas comprendre la valeur éducative du jeu et remarquaient que le jeu peut être incorporé dans la structure de l'éducation, à tout âge. Froebel se concentrait sur le besoin qu'ont les très jeunes enfants d'explorer leur environnement en manipulant des objets et utilisant leur imagination pour doter de simples formes (la sphère, le cube) d'histoire et de personnalité. L'héroïne fictive de Pestalozzi, Gertrude, voyait que l'apprentissage par cœur, passif, étouffe la personnalité, alors que les activités pratiques, menées dans un esprit ludique, l'enrichissent.
Ces pédagogues ont saisi très tôt que la contribution majeure des arts à la vie après l'école était de renforcer les ressources émotionnelles et imaginatives de la personnalité, en donnant à l'enfant des capacités irremplaçables pour se comprendre lui-même et comprendre les autres. Nous ne voyons pas automatiquement l'autre être humain comme un être riche et profond, doté de pensées, d'aspirations spirituelles et d'émotions. Il n'est que trop facile de le voir comme un simple corps, que nous pouvons alors songer à utiliser pour nos propres fins, bonnes ou mauvaises. C'est un accomplissement que de discerner une âme dans ce corps, accomplissement soutenu par la poésie et les arts, qui nous font nous émerveiller devant le monde intérieur de la forme que nous voyons, mais aussi devant nous-même et nos propres profondeurs.
L'éducation technique et factuelle peut souvent passer à côté de ce point. Le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), enfant précoce, reçut une éducation remarquable pour ce qui a trait aux langues, à l'histoire et aux sciences, mais cette éducation ne cultiva pas ses ressources émotionnelles ou imaginatives. Jeune adulte, il souffrit d'une dépression paralysante. C'est à l'influence de la poésie de Wordsworth qu'il attribua son rétablissement : elle a éduqué ses émotions et lui a permis de les découvrir en autrui. Plus tard, Mill décrivit ce qu'il appelait la « religion de l'humanité », fondée sur le développement de la sympathie qu'il avait découverte à travers son expérience de la poésie.
À peu près à la même époque, en Amérique, Bronson Alcott, dont nous avons étudié au chapitre 4 la pédagogie socratique mise en pratique à Temple School, organisait un programme scolaire autour de cette même idée d'éducation poétique. S'appuyant sur les poèmes de Wordsworth, qu'il mettait souvent à contribution dans la salle de classe, il soutenait que la poésie cultive l'espace intérieur de l'enfant, nourrit à la fois ses capacités imaginatives et émotionnelles. Dans Little Men de Louisa Alcott, on voit que les jeux d'imagination pratiqués à Plumtree School sont tout aussi importants que les leçons intellectuelles et leur sont entremêlés. Les leçons et les jeux, à leur tour, sont animés par un esprit de réciprocité aimante ; l'école est dirigée comme une grande famille, anticipant l'idée de Winnicott selon laquelle un jeu artistique sophistiqué prolonge le jeu entre les parents et l'enfant.
Ce n'est pourtant pas avant le XX e siècle, et les expériences scolaires raffinées de Tagore en Inde et de Dewey aux États-Unis, qu'on put observer le développement le plus élaboré des arts comme pilier de l'éducation primaire. Dewey a beaucoup écrit sur les arts comme éléments essentiels d'une société démocratique. Aujourd'hui encore, le développement de l'imagination à travers la musique et le théâtre joue un rôle important à la Laboratory School. Dewey soulignait que ce qui importe aux enfants n'est pas les « beaux-arts », c'est-à-dire un exercice contemplatif par lequel les enfants apprendraient à « apprécier » les œuvres d'art comme des choses détachées du monde réel. Et l'on ne devrait pas non plus enseigner aux enfants que l'imagination n'est bienvenue que dans le domaine de l'irréel ou de l'imaginaire. Au contraire, ils ont besoin de discerner une dimension imaginative dans toutes les interactions, et de voir que les œuvres d'art ne sont que l'un des domaines où l'imagination doit être développée. « [L]a différence entre le jeu et ce qu'on considère comme des occupations sérieuses ne devrait pas être une différence entre la présence et l'absence d'imagination, mais une différence dans les matériaux qui occupent l'imagination. » Dans une école réussie, les enfants en viendront à considérer que l'imagination est requise pour traiter tout ce qui se trouve « au-delà du champ d'une réaction physique directe62 ». Ce qui embrasse à peu près toutes les choses importantes : une conversation avec un ami, une étude de transactions économiques, une expérience scientifique.
Je vais me concentrer ici sur la manière dont Tagore utilisait les arts, car son école était l'école d'un artiste, qui donnait à la musique, au théâtre, à la poésie, à la peinture et à la danse un rôle central dès l'inscription de l'enfant. Dans le chapitre 4, nous avons vu l'engagement de Tagore à l'égard du questionnement socratique. Mais l'enquête socratique peut sembler froide et dépourvue d'émotions, et la quête incessante de l'argument logique risque d'étouffer d'autres aspects de la personnalité. Tagore avait bien vu ce danger et était déterminé à l'éviter. Pour lui, le rôle premier joué par les arts était de développer la sympathie et il notait que ce rôle pour l'éducation, peut-être l'un de ses rôles les plus importants, avait été « systématiquement ignoré » et « sévèrement étouffé » par les modèles classiques d'éducation. Les arts, d'après lui, promouvaient à la fois le développement de soi et la sensibilité à autrui. Les deux éléments se développent typiquement en tandem, puisque l'on peut difficilement apprécier en autrui ce que l'on n'a pas exploré en soi.
Comme nous l'avons remarqué, Tagore utilisait les jeux de rôles tout au long de la journée d'école, les positions intellectuelles étant examinées en demandant aux enfants de prendre des postures de pensée qui ne leur étaient pas familières. Ce jeu de rôles, pouvons-nous maintenant ajouter, n'était pas un simple jeu logique. C'était une manière de cultiver la sympathie conjointement avec le développement des facultés logiques. Il employait également le jeu de rôles pour explorer le domaine délicat de la différence religieuse, en demandant aux élèves de célébrer les rituels et les cérémonies de religions qui n'étaient pas la leur, afin de comprendre l'étranger grâce à la participation imaginative. Mais avant tout, Tagore utilisait des pièces de théâtre élaborées mêlant drame, musique et danse, afin que les enfants explorent différents rôles avec la pleine participation de leur corps, en adoptant des attitudes et des gestes peu familiers. La danse était une activité essentielle de l'école pour les garçons et les filles, car Tagore soutenait que l'exploration de ce qui est étranger exige qu'on ait mis au préalable de côté la rigidité et la honte du corps afin d'habiter un rôle.
Les femmes étaient l'objet d'une attention particulière, car Tagore voyait que les femmes, le plus souvent élevées dans la honte de leur corps, étaient incapables de se mouvoir librement, en particulier en présence d'hommes. Avocat de la liberté et de l'égalité des femmes tout au long de sa vie, il constatait qu'il ne suffirait pas de dire aux filles de bouger plus librement pour renverser des années de répression. Il fallait leur faire exécuter des mouvements précisément chorégraphiés, les faire bondir, pour les inciter plus efficacement à la liberté. (La belle-sœur de Tagore a inventé la blouse qui est à présent portée partout avec le sari, parce qu'il lui avait demandé de dessiner un vêtement qui permette aux femmes de se mouvoir librement sans crainte que leur sari n'expose leur corps de manière inappropriée.) En même temps, les hommes également étudiaient en danse des rôles exigeants, sous l'égide de Tagore, grand danseur en même temps que chorégraphe réputé, connu pour ses mouvements sinueux et androgynes. Les thèmes explicites de l'égalité de genre étaient fréquents dans les pièces, comme dans Land of Cards, décrite au chapitre 4, où les femmes prennent la tête d'un mouvement qui rejette des traditions pétrifiées.
Amita Sen, la mère du lauréat du prix Nobel Amartya Sen, fut élève de l'école dès sa petite enfance, car son père, expert renommé de l'histoire de la religion hindoue, alla y enseigner peu après sa fondation. La petite fille qu'elle était, jouant dans le jardin près de la fenêtre de Tagore, a inspiré le fameux poème « Chota mai », dans lequel il raconte qu'une enfant a dérangé son travail. Plus tard, jeune épouse, elle a inspiré un autre poème fameux de Tagore, sur une jeune femme qui « entre dans les eaux de la vie, sans frayeur ». Entre-temps, elle avait été élève à l'école, dont elle fut l'une des danseuses les plus talentueuses, et où elle interpréta des rôles importants dans les pièces dansées. Plus tard, elle écrivit deux livres sur l'école ; l'un deux, Joy in All Work, qui décrit l'activité de Tagore comme danseur et chorégraphe, a été traduit en anglais63.
Amita Sen avait compris que le but des pièces dansées de Tagore n'était pas simplement de produire de belles œuvres d'art, mais également de développer les émotions et l'imagination des élèves. Sa description détaillée du rôle joué par le théâtre et la danse à l'école montre comment toute l'éducation « classique » à Santiniketan, qui a permis à ces élèves de réussir des examens, était emplie de passion, de créativité et de joie à cause de la manière dont l'éducation était articulée à la danse et au chant.
Sa danse était une danse d'émotions. Les nuages joueurs dans le ciel, le frémissement du vent dans les feuilles, la lumière brillant sur l'herbe, le clair de lune baignant la terre, l'épanouissement et le flétrissement des fleurs, le murmure des feuilles mortes, le rythme de la joie dans le cœur d'un homme, ou les serrements de l'angoisse, tout cela se trouvait exprimé dans les mouvements et les expressions de cette danse64 .
Il faut se rappeler que nous écoutons là la voix d'une femme âgée qui évoque son enfance. Il est extraordinaire que les émotions et la poésie de l'enfant survivent si vivement chez l'adulte : quel hommage à la manière dont une telle éducation anime la personnalité tout au long de la vie, alors même que tous les faits appris sont oubliés ! Bien sûr, comme le montre son livre, cela ne se faisait pas simplement en laissant les enfants jouer à leur guise ; l'instruction artistique exige discipline et volonté pour que s'étendent et s'assouplissent les capacités d'empathie et d'expression.
L'enseignement de la littérature et des arts peut développer la sympathie de bien des manières, à travers la fréquentation d'œuvres très différentes de littérature, musique, beaux-arts, danse. Tagore était en avance sur l'Occident avec son intérêt pour la musique et la danse que nous-mêmes aux États-Unis ne cultivons que par intermittence. Mais il faut réfléchir aux points aveugles propres à chaque élève, pour choisir les textes en conséquence. Car toutes les sociétés, à toutes les époques, ont leurs points aveugles particuliers, des groupes au sein de leur culture et des groupes en dehors qui sont spécialement susceptibles d'être traités avec ignorance et fermeture d'esprit. Les œuvres d'art (qu'elles soient littéraires, musicales ou théâtrales) doivent être choisies pour promouvoir une critique de cette étroitesse d'esprit et une vision plus juste de ce qui est négligé. Ralph Ellison, a écrit dans un essai plus tardif, à propos de son grand roman L'Homme invisible, qu'un roman tel que le sien pouvait être « un radeau chargé de perception, d'espoir et de divertissement » sur lequel la culture américaine peut « négocier les écueils et les tourbillons » qui se dressent sur la voie de son idéal démocratique65. Son roman, bien sûr, prend les « yeux intérieurs » d'un lecteur blanc pour thème et cible. Le héros est invisible pour la société blanche, mais il nous dit que cette invisibilité est un échec de l'imagination et de l'éducation de la part des Blancs, et pas un accident biologique de sa part. À travers l'imagination, suggère Ellison, nous sommes capables de développer notre capacité à voir la pleine humanité de gens que, dans la vie quotidienne, nous risquons de ne croiser que de manière superficielle au mieux, au pire chargée de stéréotypes dépréciatifs. Et les stéréotypes abondent d'ordinaire lorsque notre monde construit une séparation nette entre les groupes et une méfiance qui rendent les rencontres difficiles.
Dans l'Amérique d'Ellison, la race constituait le défi essentiel pour les « yeux intérieurs » : la position stigmatisée était presque impossible à habiter pour un lecteur blanc. Pour Tagore, nous l'avons vu, une tache aveugle propre à sa culture était l'agentivité et l'intelligence des femmes. Il a donc élaboré avec ingéniosité des moyens de promouvoir plus largement curiosité et respect entre les sexes. Ellison et Tagore soutiennent tous les deux que l'information sur un stigma social et une inégalité ne fournissent pas toute la compréhension dont un citoyen démocratique a besoin : il faut encore participer à cette position stigmatisée, ce que permettent la littérature et le théâtre. Leurs réflexions suggèrent que les écoles qui omettent les arts délaissent des opportunités importantes pour la compréhension démocratique. Un Indien de ma connaissance se disait frustré parce qu'enfant, dans les écoles publiques indiennes, il n'avait jamais eu l'occasion d'explorer différentes positions sociales à travers le théâtre, alors que ses neveux et nièces aux États-Unis apprenaient le mouvement des droits civiques en montant une pièce sur Rosa Parks : faire l'expérience d'être assis à l'arrière d'un bus apportait sur le stigma une information qui n'aurait pas pu être transmise complètement sans cette expérience participative.
Il nous faut donc cultiver les « yeux intérieurs » des étudiants au moyen d'une éducation en arts et humanités soigneusement élaborée, adaptée à l'âge et au stade de développement de l'enfant, qui le mette au contact des questions de genre, de race, d'ethnicité, d'expérience et de compréhension interculturelle. Cette éducation artistique peut et doit être articulée à l'éducation du citoyen du monde, car les œuvres d'art sont souvent des moyens précieux pour que chacun commence à comprendre les succès et les souffrances d'une culture différente de la sienne propre.
En d'autres termes, le rôle des arts à l'école et à l'université est double. Ils cultivent les capacités de jeu et d'empathie de manière générale et ils traitent des points aveugles culturels spécifiques. Le premier rôle peut être joué par des œuvres éloignées de l'époque et du lieu de l'élève, mais pas par n'importe quelle œuvre au hasard. Le second exige d'isoler plus spécifiquement les domaines socialement problématiques. Les deux rôles sont dans une certaine mesure contigus, car la capacité générale, une fois développée, rend plus facile de traiter un point aveugle tenace.
Ces deux buts, pour être solidement liés aux valeurs démocratiques, requièrent une conception substantielle de la manière dont les êtres humains doivent se relier les uns aux autres : ils doivent se considérer comme des égaux, dignes, dotés de profondeur intérieure et de valeur. Ces buts supposent donc de sélectionner les œuvres d'art utilisées. L'imagination empathique peut être capricieuse et inégale si elle n'est pas liée à une conception de l'égale dignité humaine. Il n'est que trop facile d'avoir une sympathie raffinée pour ceux qui nous sont proches par la géographie, la classe, la race, et de la refuser aux gens qui sont distants, qui appartiennent à des groupes minoritaires, et que l'on traitera comme de simples choses. En outre, il existe de nombreuses œuvres d'art qui confortent ces sympathies inégales. Les enfants à qui l'on demanderait de développer leur imagination en leur faisant lire une littérature raciste, ou une littérature pornographique qui objectifie les femmes, ne le feraient pas d'une manière convenant aux sociétés démocratiques. On ne saurait nier que des mouvements antidémocrates ont su comment utiliser les arts, la musique et la rhétorique de manière à dénigrer et stigmatiser davantage encore certains groupes et certains peuples66. La composante imaginative de l'éducation démocratique exige une sélectivité soigneuse. Il faut cependant remarquer que ces formes défectueuses de « littérature » opèrent en étouffant l'accès imaginatif aux positions stigmatisées, et en traitant les minorités, ou les femmes, comme de simples choses dont les expériences ne méritent pas d'être examinées. L'activité imaginative qui consiste à examiner la vie intérieure d'un autre ne constitue pas le tout d'une relation morale saine aux autres, mais en est un ingrédient nécessaire. En outre, elle contient en elle-même l'antidote à la peur autoprotectrice qui est si souvent liée aux projets égocentriques de contrôle. Lorsque les gens adoptent une attitude ludique à l'égard des autres, ils sont moins enclins, du moins dans l'instant, à les voir comme des menaces potentielles pour leur sûreté, qu'ils doivent tenir à l'œil.
Ce développement de l'imagination est étroitement lié à la capacité socratique de critiquer des traditions mortes ou inadéquates et lui fournit un soutien essentiel. On peut difficilement traiter avec respect la position intellectuelle d'une autre personne à moins de faire l'effort minimal d'essayer de voir quelle conception de la vie et quelles expériences ont donné naissance à cette position. Ce que nous avons dit de l'angoisse égoïste nous permet de discerner une autre contribution des arts à la critique socratique. Comme Tagore l'a souvent remarqué, les arts, qui engendrent le plaisir à travers la subversion et la réflexion sur la culture, produisent un dialogue constant et même plaisant, plutôt que méfiant et défensif, avec les préjugés du passé. C'est ce que voulait dire Ellison en qualifiant L'Homme invisible de « radeau chargé de perception, d'espoir et de divertissement ». Le divertissement est essentiel à la capacité des arts d'offrir perception et espoir. Ce n'est donc pas seulement l'expérience de l'artiste qui importe à la démocratie, mais la manière dont l'œuvre offre une voie pour explorer des questions difficiles sans angoisse paralysante.
De même, le célèbre spectacle de danse de Tagore, où Amita Sen jouait le rôle de la Fée verte, fut un point de référence pour les femmes parce qu'il était esthétiquement raffiné et extrêmement plaisant. De même pour la pièce encore plus audacieuse où Amita dansait le rôle de la reine. Le texte qui accompagnait ses gestes était « Viens à mon sein ». Le texte fut finalement changé en « Viens à mon cœur », mais, comme me le dit Amita, « tout le monde savait ce qui était réellement dit ». Cet épisode aurait pu faire reculer la cause des femmes : il la fit au contraire avancer parce que le comportement érotique de la reine, dansé avec grâce par Amita, était délicieux. En fin de compte, le public ne fut ni choqué ni révolté par l'assaut délicat de la beauté produite par la musique et le mouvement réunis.
Nous avons ici fait allusion aux images du genre, et peut-être n'y a-t-il rien de plus crucial pour la santé d'une démocratie que d'avoir des images saines de ce qu'est un homme véritable, et de la manière dont un homme véritable se comporte aussi bien avec les femmes qu'avec les autres hommes. Dès le tout début de la culture démocratique moderne, cette question a été mise au premier plan dans les pays occidentaux et non occidentaux. En Europe, le philosophe Johan Gottfried Herder, en 1792, soulignait que les bons citoyens devaient apprendre que virilité ne signifie pas agressivité belliqueuse contre les autres nations. Faisant allusion à ce qu'il savait des coutumes des Indiens d'Amérique, il disait que, comme ceux-ci, les hommes européens devraient endosser des habits de femmes lorsqu'ils délibèrent de la guerre et de la paix et, plus généralement, cultiver un « respect réduit » pour les exploits guerriers et une horreur du « faux art politique » qui aiguillonne le désir de conquête des gens. Au contraire, les hommes comme les femmes devraient favoriser les « dispositions de la paix » au service desquelles, suggérait-il, il pouvait être très utile à tout homme d'adopter momentanément un rôle féminin67.
De semblables idées ont été étudiées en Inde par Tagore et Gandhi. L'école de Tagore, avec le langage de la danse et le rôle primordial donné aux arts, cultivait une personnalité masculine sensible, joueuse, indifférente à la domination. Tagore articulait explicitement cet objectif au refus du nationalisme colonialiste agressif qu'il associait aux valeurs culturelles de l'Europe et aux normes de la virilité. Gandhi, plus tard, arrimait solidement son approche non violente du changement social à un refus de la domination dans les relations sexuelles. Il se forgea à dessein une figure androgyne et maternelle, non pas pour signifier à ses compatriotes qu'ils devaient abandonner totalement les distinctions de genre traditionnelles, mais pour faire valoir que l'on peut être un homme véritable sans être agressif, qu'un large ensemble d'attitudes sont compatibles avec une virilité véritable aussi longtemps que l'on met fermement l'accent sur le respect de la dignité humaine en autrui et sur la compassion pour son besoin.
En un mot, les enfants doivent apprendre qu'une sensibilité sympathique n'est pas contraire à la virilité, et que celle-ci n'interdit pas de pleurer, de partager le désarroi de ceux qui ont faim ou qui sont diminués. Cet apprentissage ne peut être promu par une approche polémique qui dirait « abandonnez vos anciennes conceptions de la virilité ». Il ne peut être promu que par une culture qui est sensible à la fois au contenu des programmes et au style pédagogique et où, si ce n'est pas là un but trop audacieux, les capacités d'amour et de compassion imprègnent tout l'effort pédagogique.
Il en va de même avec les arts qu'avec la pensée critique. Nous constatons qu'ils sont essentiels pour le but visé de croissance économique et de maintien d'une culture saine des affaires. Les plus éminents formateurs des futurs hommes d'affaires ont toujours compris qu'une capacité développée à imaginer est un point clé d'une culture saine des affaires68. L'innovation ne se fait pas sans esprits souples, ouverts et créatifs ; la littérature et les arts développent de telles capacités. Lorsqu'elles font défaut, la culture des affaires manque rapidement de dynamisme. Toujours et encore, les diplômés en arts libéraux sont embauchés de préférence à des étudiants qui ont reçu une formation professionnelle plus étroite, précisément parce qu'on pense qu'ils feront preuve de plus de souplesse et de créativité dans un environnement des affaires dynamique. Même si notre seule préoccupation était la croissance économique nationale, nous devrions encore protéger l'enseignement des arts libéraux humanistes. Pourtant, aujourd'hui, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, les arts sont attaqués dans les écoles du monde entier.
À ce stade, un exemple précis nous permettra de voir l'importance des arts pour la citoyenneté démocratique dans une culture américaine traversée par des divisions à la fois ethniques et de classe. C'est le Chœur d'enfants de Chicago. Le population de Chicago, comme celles de la plupart des grandes villes américaines, connaît d'énormes inégalités économiques, qui se traduisent par de vertigineuses différences de conditions de logement, de possibilités d'emploi et de qualités d'éducation. La plupart des enfants des quartiers afro-américains et latinos, en particulier, reçoivent une éducation qui est bien loin d'être aussi bonne que celle des enfants des banlieues blanches ou des écoles privées urbaines. Ces enfants sont en outre bien souvent désavantagés à la maison : beaucoup ne vivent qu'avec un parent, voire aucun, et n'ont pas de « modèle » de succès professionnel, de discipline, d'ambition, ou d'engagement politique. Leurs écoles ne sont pas légalement ségréguées, bien sûr, mais elles le sont largement de fait, si bien qu'ils ont vraisemblablement peu d'amis qui soient de classes ou de races différentes de la leur.
Pis, les arts, qui généralement réunissent les enfants de manière non hiérarchique, ont été largement sacrifiés dans les écoles publiques, au gré des coupes budgétaires. C'est dans ce vide que s'est développé le Chœur d'enfants de Chicago, organisation actuellement soutenue par la philanthropie privée, et qui compte à présent presque 300 enfants, dont près de 80 % vivent sous le seuil de pauvreté, pour réaliser des programmes de chant choral rigoureusement établis selon des critères d'excellence. Le programme se divise en trois sections.
1) Il y a d'abord des programmes au sein des écoles : très souvent, ils se substituent aux programmes coordonnés par la ville qui ont été supprimés. Ils touchent 2 500 enfants, répartis dans plus de 60 chœurs différents, dans 50 écoles élémentaires, en particulier pour des enfants de huit à quatorze ans. Ce programme scolaire, dit le texte officiel, « se fonde sur l'idée que la musique est aussi importante que les mathématiques et la science pour le développement de l'esprit ».
2) La deuxième section consiste en chœurs de quartier, soit 8 chœurs dans les différents districts de Chicago. Il s'agit de programmes extra-scolaires qui exigent des auditions et un degré d'engagement sérieux, pour des enfants de huit à seize ans qui se produisent plusieurs fois par an, partent en tournée dans différentes parties du pays ; leur répertoire contient des musiques de différents pays du monde et développent leurs capacités musicales.
3) Enfin, le niveau le plus avancé, le Chœur de concert, est sans doute le meilleur ensemble de jeunes aux États-Unis : il a enregistré de nombreux disques, a fait des tournées internationales et s'est produit avec des orchestres symphoniques et des orchestres d'opéra. Ce groupe interprète des œuvres qui vont des motets de Bach aux spirituals. Le répertoire comprend à dessein des musiques issues de différentes cultures mondiales.
Ce système de chœur a été inauguré en 1956 par Christopher Moore, pasteur unitarien, qui espérait changer la vie des jeunes gens en les rassemblant à travers la musique, par-delà les différences de race, de religion et de classe économique. De vingt-quatre chanteurs au départ, le programme s'est développé jusqu'à atteindre sa taille actuelle grâce au soutien constant des donateurs chicagolais ; la ville offre gratuitement des espaces de bureaux, mais n'apporte pas d'autre contribution financière.
Voilà pour les faits. Ce qui est plus difficile à décrire, c'est l'émotion qu'on ressent à l'écoute de ces jeunes, qui ne chantent pas comme les chœurs d'église de ma jeunesse, rigides, la partition à la main. Eux mémorisent ce qu'ils chantent, et l'interprètent avec expressivité en s'aidant parfois du geste et même de mouvements de danse pour faire comprendre une chanson. Leurs visages expriment la joie profonde de l'acte de chanter, et cette émotion est en partie l'objectif du programme, pour les exécutants comme pour les spectateurs.
J'ai pu assister à des répétitions de l'une des chorales de district, le chœur de Hyde Park, ainsi qu'à des exécutions publiques par le Chœur de concert, et même dans l'activité très large du premier groupe, on constate une immense fierté, une ambition musicale, un engagement personnel. Les chanteurs du Chœur de concert parrainent souvent les plus jeunes, leur fournissant un modèle de discipline et d'ambition, et développant en même temps leur propre pratique de la responsabilité sociale.
Lors d'un récent entretien avec Mollie Stone, chef du chœur de quartier de Hyde Park et chef associé du Chœur de concert, je lui ai demandé en quoi, à son avis, le chœur contribue à la vie à Chicago. Elle m'a donné des réponses éloquentes et touchantes. Premièrement, le chœur donne aux enfants la possibilité d'une expérience intense aux côtés d'enfants issus de milieux raciaux et socio-économiques différents. L'expérience de chanter ensemble, dit-elle, suppose une grande vulnérabilité ; vous devez mêler votre souffle et votre corps avec un autre, vous devez produire des sons avec votre propre corps, ce qui n'est pas le cas dans un orchestre. Ainsi, l'expérience musicale apprend aux enfants l'amour de leur corps, à un âge où ils sont tout disposés à le haïr ou à s'y sentir mal à l'aise. Ils développent un sentiment de maîtrise, de discipline et de responsabilité.
De plus, puisque le chœur interprète des chants issus de différentes cultures, les enfants apprennent à les connaître et constatent que ces cultures leur sont accessibles ; ils dépassent les barrières que leurs attentes et la culture locale ont placé sur leur chemin et constatent qu'ils peuvent être citoyens du monde. En chantant la musique d'autres lieux et d'époques révolues, ils trouvent également des moyens de montrer qu'ils respectent autrui, qu'ils sont capables de prendre du temps pour le connaître et le prendre au sérieux.
Ainsi, ils apprennent leur rôle dans la communauté locale et dans le monde – Mollie Stone soulignait que cela peut conduire à une curiosité multiforme, car des anciens élèves du chœur étudient la science politique, l'histoire, les langues, les arts visuels.
Trois anecdotes pour illustrer le propos de Mollie Stone. Un jour, en entrant dans la salle de répétition du Chœur de concert, elle entendit un groupe d'enfants afro-américains chanter un passage complexe d'un motet de Bach qu'ils avaient répété. « Eh bien, dit-elle, vous faites un peu de répétition en extra aujourd'hui ? – Non, dirent-ils, on se détend, on joue. » Le fait que ces enfants des écoles du ghetto puissent trouver que chanter du Bach est une manière naturelle de se détendre, de se relaxer ensemble, montre clairement qu'ils ne se sentaient pas cantonnés à la « culture noire » : ils pouvaient revendiquer n'importe quelle culture comme la leur et en devenir membres. Bach était à eux autant que le monde du spiritual.
Mollie Stone rappela également un épisode de sa propre expérience : elle avait chanté, enfant, dans un chœur majoritairement afro-américain ; un jour, le chœur interpréta un chant populaire hébreu. Seule Juive du chœur, elle eut tout à coup un sentiment d'inclusion : les autres enfants respectaient sa culture, la prenaient au sérieux, voulaient l'étudier et y prendre part.
Enfin, lors d'une tournée récente, le chœur de quartier de Hyde Park se rendit à Nashville, Tennessee, haut lieu de la musique country – c'était d'ailleurs le festival de country music –, dont la culture et les valeurs sont plutôt étrangères aux Américains du Nord, plus urbanisés, que les habitants de Nashville pourraient avoir tendance à regarder avec méfiance. En entendant un groupe de musique country jouer Grand Ole Opry 69, les enfants reconnurent une chanson qu'ils avaient interprétée : ils firent cercle autour de l'orchestre et joignirent leurs voix à celles des instruments. Ce fut une joyeuse manifestation d'inclusion et de respect mutuel.
L'exemple du chœur montre le rôle que jouent les arts dans la promotion de l'inclusion et du respect démocratiques. Mais il n'y a là rien de neuf. Ce point appartient à une longue tradition américaine qui comprend les pédagogues progressistes que j'ai mentionnés (d'Alcott à Dewey). Horace Mann soulignait que la musique vocale, en particulier, tend à rapprocher les gens issus de différents milieux et à diminuer les conflits70.
J'ai souligné ici la contribution que le chœur de Chicago apporte à ses participants. Inutile de dire que cette contribution est multipliée par l'effet sur les parents et les familles, les écoles, et les publics qui l'entendent, aux États-Unis et à l'étranger.
Malheureusement, de telles initiatives ne sont pas soutenues par l'institution éducative américaine, locale ou fédérale. Le chœur de Chicago est donc constamment endetté, et ne peut survivre que grâce à d'infatigables contributions en temps et en argent. Chicago a la chance d'avoir un grand nombre de donateurs privés grâce auxquels les principales organisations artistiques créent des programmes pour les écoles, à côté des programmes d'art publics gratuits, le plus souvent financés par des partenariats public-privé.
Puisque j'ai mentionné l'argent, abordons la question de front. Les arts, dit-on, coûtent trop cher. Nous ne pouvons pas nous les offrir en temps de crise économique. Mais la promotion des arts n'est pas nécessairement coûteuse. Si seulement les gens voulaient leur faire de la place, ils pourraient se cultiver de manière relativement économique, parce que les enfants adorent danser, chanter, raconter et lire des histoires. Si l'art renvoie, comme le déplorait Dewey, aux « beaux-arts » raffinés qui exigent des instruments et des objets coûteux pour être « appréciés », on peut aisément conclure que, par temps de budget serré, nous n'avons pas assez d'argent pour cela. J'ai entendu de tels arguments dans la bouche de pédagogues à Chicago, mais je n'y crois pas. J'ai été dans des zones rurales de l'Inde, pour voir sur place des projets d'alphabétisation mis sur pied pour des femmes et des filles qui n'ont pas d'équipement du tout : ni chaises, ni tables, ni papier, ni crayons, parfois seulement une tablette qui passe de main en main. Là-bas, les activités de création fleurissent : des petites filles qui commencent tout juste à lire s'expriment bien plus complètement en montant des pièces sur leur expérience, en racontant leurs difficultés dans des chansons ou en dessinant leurs rêves et leurs peurs. Des enseignants militants et engagés savent qu'encourager l'expression artistique est une manière de donner aux enfants l'envie d'aller à l'école, de lire et d'écrire, de penser de manière critique à propos de leur vie. Il est arrivé très souvent qu'on me demande, en tant que visiteuse, d'apprendre à des filles une chanson du mouvement féministe américain. Et lorsque je propose We Shall Overcome, elles la connaissent déjà et la chantent dans leur langue régionale. Musique et danse, dessin et théâtre : voilà autant de moyens puissants de joie et d'expression pour tous, qui ne demandent pas beaucoup d'argent. Ce sont de fait la colonne vertébrale du cursus des programmes d'alphabétisation rurale parce qu'ils offrent aussi bien aux enfants qu'aux adultes la motivation pour se rendre à l'école, des manières positives d'interagir, et la joie dans l'effort éducatif.
Pourquoi ne pouvons-nous pas employer les arts de cette manière aux États-Unis ? Je me suis récemment rendue dans une institution pour adolescents à problèmes, Morton Alternative, un lycée public de Cicero, une ville qui se trouve juste en marge de Chicago. Les adolescents qui ont été renvoyés d'un lycée public doivent aller à Morton Alternative, sauf s'ils abandonnent tout à fait l'école (puisque certains ont déjà seize ans). L'école ne compte qu'environ quarante élèves, si bien qu'il est possible de leur accorder une attention personnalisée. Grâce à un proviseur remarquablement fin et attentif, qui s'attache à l'histoire de chaque enfant comme si c'était le sien, et grâce à un arrangement avec une organisation bénévole de psychothérapeutes et de travailleurs sociaux, tous les enfants reçoivent un suivi individuel étroit et de régulières séances de thérapie par groupes de quatre ou cinq. J'ai été très impressionnée par les changements opérés simplement grâce à l'écoute de quelques adultes. L'école est aussi proche qu'il est possible de l'environnement familial de la Plumtree School d'Alcott lorsque les enfants doivent rentrer dans des familles qui sont souvent dysfonctionnelles, voire violentes. J'ai demandé quelle était la place des arts. Le proviseur et le thérapeute en chef ont semblé surpris. Ils n'avaient pas pensé que cela puisse s'avérer utile.
Mais pourquoi pas ? Ces adolescents, qui sont pour la plupart mexico-américains, viennent d'une culture qui a des traditions de musique et de danse extrêmement riches. À travers elles, et à travers le théâtre, ils pourraient trouver de puissants moyens d'exprimer leurs conflits et leurs aspirations. La thérapie de groupe est déjà en soi une forme de théâtre, mais elle n'implique pas la forme de réalisation disciplinée que demande l'organisation d'une pièce. Il n'y a pas de raison économique de ne pas le faire. C'est simplement qu'on n'y pense pas.
Quatre semaines après ma visite, le thérapeute en chef m'envoya un poème qu'avait écrit l'une des jeunes filles qui participaient à la session de thérapie à laquelle j'avais assisté, suite à la résolution nouvelle d'introduire les arts dans les efforts menés à Morton Alternative. Description hésitante mais extrêmement puissante de son amour croissant pour son bébé – l'adolescente avait un enfant et rencontrait d'énormes difficultés dans son rôle de mère –, le poème me semblait marquer une étape significative dans son progrès vers la fierté et la maîtrise de soi ; le thérapeute partageait cet avis. C'était extrêmement probant et n'avait pas coûté un centime.
L'éducation que je recommande exige que les enseignants fassent les choses autrement. Sa mise en œuvre entraîne des changements profonds dans la formation des enseignants, au moins pour ce qui concerne la plus grande partie des États-Unis et des pays du monde. Cela exige aussi que la plupart des directeurs d'école (mais pas celui de Morton Alternative) changent les pratiques de leur école. En ce sens, cette éducation est coûteuse. Mais les coûts sont, je le crois, des coûts de transition ; il n'y a rien dans cette manière de faire les choses qui soit intrinsèquement plus onéreux. Une fois que les nouvelles pratiques seront en place, elles se perpétueront d'elles-mêmes. J'ajouterais même que le genre d'éducation qui engage le plus passionnément la pensée et l'imagination des élèves et des enseignants réduit les coûts parce qu'elle réduit l'anomie et la perte de temps qui accompagnent le plus souvent un manque d'investissement personnel.
Chapitre 7
L'éducation démocratique au pied du mur
Mais le danger est qu'une laideur organisée prenne l'esprit d'assaut et l'emporte par sa masse, par son entêtement agressif, par sa capacité à bafouer les plus profonds sentiments du cœur. [...] Ainsi doit-on redouter plus que tout sa compétition avec les choses modestes, profondes, qui ont la subtile délicatesse de la vie.
Rabindranàth Tagore, Nationalism, 1917
Quiconque parcourt cent mètres sans sympathie marche à son propre enterrement, revêtu d'un linceul.
Walt Whitman, Song of Myself, 1855
Quelle est actuellement la situation mondiale de l'éducation tournée vers la citoyenneté démocratique ? Bien piètre, je le crains. Mon texte est un manifeste et non une étude empirique : ce chapitre ne comportera pas beaucoup de données quantitatives, même si les données justifient mon inquiétude71. Les tendances dérangeantes que je décris seront simplement résumées et illustrées à l'aide d'exemples parlants et représentatifs.
L'argument que j'ai défendu ici se veut un appel à l'action. S'il s'avérait que la situation n'est pas aussi sombre que je le crois, nous ne devrions pas pour autant pousser un soupir de soulagement, mais au contraire faire exactement la même chose que si elle l'était, c'est-à-dire redoubler notre engagement en faveur de ces éléments qui, dans l'éducation, maintiennent en vie la démocratie. Même s'il s'avère que la menace n'est pas aussi sérieuse que je le crois, ces éléments sont fragiles et soumis à une forte pression dans la mondialisation économique.
Le type d'éducation que je recommande se porte encore raisonnablement bien là où j'ai commencé à l'étudier, c'est-à-dire dans les sections d'arts libéraux des programmes universitaires américains. Et de fait, cette partie du cursus, dans des institutions comme la mienne, continue d'attirer un généreux soutien bénévole, car les riches donateurs se rappellent avec plaisir le temps qu'ils ont passé à lire des livres qu'ils aimaient et à en débattre librement. Durant la récente crise économique, cet engagement s'est même accentué : les donateurs qui apprécient les humanités ont redoublé d'efforts pour préserver ce qu'ils aiment.
De fait, on peut affirmer que l'enseignement supérieur des arts libéraux aux États-Unis est actuellement un meilleur soutien pour la citoyenneté démocratique qu'il ne l'était il y a cinquante ans72. Il y a cinquante ans, les étudiants savaient peu de choses du monde, en dehors de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Et ils n'apprenaient pas grand-chose sur les minorités de leur propre pays. L'histoire, mondiale ou étasunienne, était le plus souvent enseignée en insistant sur les grands événements et les acteurs politiques dominants. L'histoire des minorités ou des groupes immigrants était rarement mise en avant ; et l'histoire économique ne faisait pas non plus partie du grand récit.
Aujourd'hui, tout cela a changé en mieux. De nouveaux champs d'étude, intégrés dans les cursus d'arts libéraux pour tous les étudiants, ont amélioré leur compréhension des pays non occidentaux, de l'économie mondiale, des relations raciales, de la dynamique des genres, de l'histoire de la migration et des luttes des nouveaux groupes pour la reconnaissance et l'égalité. Les programmes ont été structurés en vue de la citoyenneté qui convient à un monde de diversité, et ces changements paient. Les jeunes gens d'aujourd'hui quittent rarement le premier cycle aussi ignorants du monde non occidental que les étudiants de ma propre génération.
De semblables changements ont eu lieu dans l'enseignement de la littérature et des arts. On présente aux étudiants un matériau bien plus vaste, et leurs « yeux intérieurs » (pour reprendre l'expression d'Ellison) se développent à travers l'expérience de personnes différentes, dans leur propre pays et à l'étranger. L'enseignement de l'histoire de la musique tient mieux compte des très nombreuses traditions musicales du monde et de leurs interactions. L'histoire du cinéma reconnaît les contributions qui sortent du courant hollywoodien.
Cependant, l'état de l'enseignement des humanités aux États-Unis n'autorise pas la complaisance. En dépit du soutien continu des donateurs, la crise économique a conduit de nombreuses universités à faire de larges coupes dans les programmes des humanités et des arts. D'autres domaines ont également subi des coupes, bien sûr. Mais les humanités sont largement perçues comme superflues : il semble normal de les réduire, voire de supprimer complètement les départements correspondants. Dans l'une de nos plus grandes universités publiques, on a récemment songé à sélectionner quelques disciplines humanistes censément au « cœur » de l'éducation de premier cycle, et à supprimer les autres. L'excellent département d'études religieuses de l'université a été informé que la philosophie fait partie de ce « cœur » mais pas les études religieuses73. Ces changements sont encore en discussion, mais ils sont typiques des mesures d'économie envisagées à l'université. Et même lorsque les coupes ne menacent pas des départements entiers, elles mettent en péril leur santé, puisque le corps professoral, réduit par nécessité, croule sous la tâche et ne peut plus travailler convenablement.
Dans une certaine mesure, ces changements menaçants sont imposés de l'extérieur. Mais nous ne devrions pas faire porter tout le blâme à la pression externe. Trop souvent, nos universités ont pris des raccourcis : par exemple, elles ont organisé des cours magistraux sans permettre d'engagement critique suffisant avec les étudiants et de commentaire sérieux de leurs travaux écrits ; trop souvent les professeurs ont permis au bachotage de conduire au succès. Lorsque les universités ne réussissent pas à atteindre les objectifs que j'ai défendus ici, il devient beaucoup plus facile de critiquer de l'extérieur les études humanistes.
Les arts libéraux sont donc menacés à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Dans un article récent, la présidente de Harvard, Drew Faust, rapporte et déplore « une chute brutale du pourcentage d'étudiants qui choisissent une majeure en arts libéraux et sciences, et une croissance conséquente des diplômes de premier cycle pré-professionnel ». Les universités, s'interroge-t-elle, sont-elles « devenues trop dociles devant les buts immédiats et mondains qu'elles servent ? Le modèle du marché est-il devenu l'identité fondamentale et caractéristique de l'enseignement supérieur ? ». Faust conclut par une défense retentissante du modèle des arts libéraux et de son rôle dans notre pays :
L'enseignement supérieur peut offrir aux individus et aux sociétés une profondeur et une largeur de vue qui font défaut au présent, inévitablement myope. Les êtres humains ont besoin de sens, de compréhension, de perspective tout autant que de travail. La question ne devrait pas être de savoir si nous pouvons nous permettre de croire à ces objectifs par les temps qui courent, mais si nous pouvons nous permettre de ne pas le faire74.
L'éducation par les arts libéraux est donc en danger aux États-Unis, même si elle a toujours de nombreux défenseurs et de bonnes chances de survie. Hors des États-Unis, de nombreux pays dont les programmes universitaires ne comportent pas de composante d'arts libéraux s'emploient désormais à en constituer, car ils y voient un élément important pour élaborer une réponse publique aux problèmes, liés au pluralisme, de peur et de défiance qu'affronte la société. J'ai participé à des discussions de cette teneur aux Pays-Bas, en Suède, en Inde, en Allemagne, en Italie et au Bangladesh. Comme je l'ai indiqué, c'est précisément dans les instituts de technologie et de management indiens, au cœur d'une culture de la technologie tournée vers le profit, que les enseignants ont ressenti le besoin d'introduire des cours d'arts libéraux, en partie pour remédier à l'étroitesse d'esprit de leurs étudiants mais en partie aussi pour affronter les animosités nées des différences de religion et de caste.
Il est pourtant difficile de dire jusqu'où ira la réforme, car l'éducation libérale a un coût financier et pédagogique élevé. L'enseignement que je prône exige des effectifs limités, en petits groupes, pour que les étudiants puissent débattre entre eux, recevoir des commentaires détaillés sur leurs travaux écrits et avoir le temps de discuter de leur travail avec leurs enseignants. Les professeurs européens ne sont pas habitués à cette idée, et seraient sans doute très mauvais à cette tâche, puisque leur instruction supérieure ne comporte pas de formation à l'enseignement, et que ce point n'est pas considéré comme un élément important de leur CV. Aux États-Unis, au contraire, les doctorants sont professeurs assistants, assurent souvent les travaux dirigés sous le conseil des professeurs, et une part importante du CV consiste dans le « portefeuille de cours », avec recommandations des professeurs et évaluations des cours par les étudiants. Les professeurs européens, à qui fait défaut cet entraînement systématique, ont trop souvent tendance à penser qu'avoir un poste permet de ne devoir évaluer aucun travail écrit de premier cycle. Les doctorants sont également souvent traités avec distance et de façon hiérarchique.
Mais même lorsque les enseignants apprécient le modèle des arts libéraux, l'administration est peu encline à garantir le nombre de postes qui permettent de le faire fonctionner véritablement. À la Södertörn's Högskola, une nouvelle université de Stockholm qui compte une forte proportion d'étudiants immigrants, la vice-chancelière Ingela Josefson a souhaité créer un cours intitulé « Démocratie » pour tous les étudiants de premier cycle, qui permettrait de réaliser certains des objectifs de pensée critique et de citoyenneté mondiale que j'ai discutés ici. Elle a envoyé les jeunes professeurs passer un an dans les premiers cycles des départements d'arts libéraux aux États-Unis afin qu'ils apprennent le style d'enseignement approprié. Mais les administrateurs ont jusqu'ici refusé d'accorder les financements qui permettraient d'ouvrir le cours à tous les étudiants, répartis en groupes de vingt à vingt-cinq. Le cours existe, mais à une échelle limitée, et ne couvre pas les besoins de l'ensemble du corps étudiant. Parallèlement, une tentative volontariste pour former des partenariats avec les différentes institutions d'enseignement artistique à Stockholm (des écoles consacrées au théâtre, au cinéma, à la danse, au cirque et à la musique) est encore dans les limbes et n'a pas encore reçu le soutien public qui permettrait d'avoir des effets sur le cursus de premier cycle de Södertörn.
Un autre problème pour les universités européennes et asiatiques est que les nouvelles disciplines particulièrement importantes pour une bonne citoyenneté démocratique ne trouvent pas de place assurée dans la structure du premier cycle. Les études féministes, l'étude des races et de l'ethnicité, les études juives, les études islamiques sont le plus souvent marginalisées et touchent seulement des étudiants déjà largement informés, qui souhaitent approfondir le sujet. Dans le système des arts libéraux, au contraire, ces disciplines nouvelles peuvent faire l'objet de cours obligatoires pour tous les étudiants de premier cycle et peuvent également enrichir les programmes d'autres disciplines, comme la littérature et l'histoire. Lorsque de telles obligations n'existent pas, ces nouvelles disciplines restent marginales. Je me rappelle nettement avoir assisté à une conférence intitulée « Religion et violence contre les femmes », organisée par le programme d'études féministes de la fameuse université Humboldt de Berlin. Le programme était attirant, les sujets brûlants. Une telle conférence, dans ma propre université, aurait probablement attiré au moins 50 % d'hommes, tout comme mes cours sur des sujets comme la philosophie féministe. Mais à la Humboldt, hormis quelques orateurs invités, il n'y avait pas un seul homme dans l'auditoire (à l'exception de l'ambassadeur de Suède en Allemagne, un vieil ami que j'avais invité). C'est une expérience typique en Europe, parce que l'obligation de suivre un cours de questions féministes est souvent la seule chose capable de dé-stigmatiser le sujet aux yeux des jeunes hommes et de rendre socialement acceptable de lui accorder de l'intérêt.
Dans le même temps, la pression à la croissance économique a conduit de nombreux dirigeants politiques européens à repenser l'ensemble de l'enseignement et de la recherche universitaires dans une direction orientée vers la croissance, en exigeant que chaque discipline et chaque chercheur y contribuent. Prenons le cas de l'Angleterre. Depuis l'ère Thatcher, les départements d'humanités doivent couramment se justifier devant le gouvernement, qui finance toutes les institutions académiques, en démontrant que leurs travaux de recherche et leur enseignement contribuent au profit économique75. Faute de quoi le soutien gouvernemental chute et le nombre de professeurs et d'étudiants décline. Des départements entiers peuvent même être fermés, à l'instar de nombreux programmes de lettres classiques et de philosophie. (Les professeurs britanniques ne jouissent plus d'emplois définitifs, si bien que rien n'empêche de les licencier n'importe quand ; pour l'instant, la règle a cependant été de les transférer à un département encore ouvert jusqu'à leur retraite.) Ces problèmes sont étroitement liés à l'absence, en Angleterre et plus généralement en Europe76, d'un modèle des arts libéraux. Les départements d'humanités ne peuvent se justifier en soulignant qu'ils dispensent les cours d'arts libéraux obligatoires pour tous les étudiants, comme c'est le cas aux États-Unis.
Lorsque les départements ne sont pas purement et simplement fermés, ils sont souvent fusionnés avec d'autres entités dont la contribution au profit est plus évidente – ce qui contraint la discipline fusionnée à mettre en avant les aspects les plus pertinents pour le profit, au moins apparemment. Par exemple, lorsque la philosophie est fusionnée avec la science politique, elle est contrainte de se concentrer sur les domaines très appliqués et « utiles », comme l'éthique des affaires, plutôt que l'étude de Platon, les capacités de pensée logique et critique, ou les réflexions sur le sens de la vie, qui peuvent cependant s'avérer plus utiles pour accompagner les efforts que font les jeunes gens pour se comprendre eux-mêmes et comprendre le monde. « Impact » est le mot à la mode, et par là le gouvernement entend clairement l'impact économique.
La recherche universitaire est elle aussi de plus en plus régie par l'exigence d'« impact ». L'actuel gouvernement travailliste a refondu toute la recherche, humanités comprises, sur le modèle de la recherche en sciences. Celle-ci doit être financée par des appels à projets, et les chercheurs doivent demander cet argent, le plus souvent auprès des organes gouvernementaux. Le financement de la recherche en humanités obéissait classiquement à un autre modèle : traditionnellement, les financements étaient directs et stables, dans l'idée que la recherche en humanités contribue à la vie humaine de manière générale et ne procède pas par telle ou telle découverte immédiatement applicable. Le contrat des professeurs d'humanités aux États-Unis prévoit le plus souvent des congés pour recherche. On leur demande alors de montrer que ce congé est employé à une activité de recherche et de publication, mais l'évaluation est faite par leurs pairs, qui comprennent de quoi il retourne. Leurs homologues britanniques doivent continuellement monter des dossiers de demande de subvention auprès des agences gouvernementales, ce qui est extrêmement chronophage, et déforme considérablement les sujets de recherche, puisque les agences qui sélectionnent les dossiers recherchent l'« impact » et sont souvent extrêmement méfiantes à l'égard des idées humanistes. (L'Angleterre n'est pas l'exemple le plus extrême à cet égard. Dans d'autres pays d'Europe, il faut remplir une demande de subvention pour obtenir des bourses pour ses propres doctorants, qui, dans les domaines non scientifiques aux États-Unis et dans de nombreux autres pays, sont financés par un accord régulier entre le département et l'administration de l'université. Ils peuvent ainsi poursuivre leur propre instruction de manière ouverte, sans se trouver insérés d'emblée dans l'« équipe de recherche » d'un professeur particulier.) Un jeune professeur de l'un de ces départements issus de la fusion récente de la philosophie et de la science politique, rendu cynique par les exigences administratives, m'expliquait que sa dernière demande de subvention concernait une étude qui était de six mots inférieure à la limite imposée : il s'était contenté d'ajouter ça et là six fois le mot « empirique », comme pour garantir aux bureaucrates qu'il ne s'agissait pas de pure philosophie… et sa demande avait été couronnée de succès.
Ces tendances funestes ont récemment été formalisées dans une proposition du gouvernement travailliste pour un nouveau système d'évaluation de la recherche baptisé « Research Excellence Framework ». D'après les nouvelles instructions, 25 % de l'évaluation d'un projet de recherche dépend de son « impact » estimé. L'historien renommé Stefan Collini a présenté une analyse dévastatrice des conséquences vraisemblables de ces structures pour les humanités dans son texte « Impact on Humanities : Researchers Must Take a Stand Now or Be Judged and Rewarded as Salesmen » paru dans le Times Literary Supplement du 13 novembre 2009. (Il remarque préalablement que la responsabilité de l'enseignement supérieur en Angleterre relève désormais du Département des Affaires, ce qui est une évolution décourageante.) Collini s'inquiète du manque de réaction devant un vocabulaire appauvrissant, qui fait de la recherche une forme de marchandage : « Nos oreilles ne remarquent peut-être plus […] combien il est ridicule de croire que la qualité de la recherche puisse être en partie évaluée en termes du nombre d'“usagers extérieurs de la recherche” ou par les “indicateurs d'impact”. » Les chercheurs en humanités doivent souligner, dit-il, que leur recherche est « un ensemble de manières de recueillir l'activité humaine dans toute sa richesse et sa diversité » et que c'est pour cela qu'elle a de la valeur. Si cette protestation ne se fait pas entendre, les humanistes en Angleterre passeront toujours plus de temps à « devenir des représentants de commerce pour des versions vulgarisées de leurs “produits” toujours plus tournés vers le marché »77.
Les humanistes britanniques me disent qu'une partie du problème est l'indifférence du gouvernement aux valeurs humanistes lorsqu'il évalue les projets de recherche ; les fondations privées sont parfois préférables. Ils ressentent pourtant, et à raison me semble-til, que le système de rédaction d'appels à projets, qui peut être adapté en sciences, ne convient pas aux humanités et tend à corrompre la mission de la recherche dans ce domaine. Ils craignent pour l'avenir des humanités à défaut d'un soutien public solide. La situation britannique est typique des développements actuels en Europe.
En Inde, le déni des humanités a commencé il y a bien longtemps, lorsque Nehru soulignait que la science et l'économie étaient les piliers de l'avenir du pays. Malgré son propre attachement à la poésie et à la littérature, sensible dans les moindres détails de son analyse politique, Nehru concluait que les modes émotionnels et imaginatifs de la compréhension devaient venir après la science – et sa conception a prévalu78. Certaines disciplines humanistes n'existent pas du tout. Ainsi, ni l'étude comparée des religions ni l'histoire des religions ne sont au programme des universités indiennes. D'autres disciplines ont longtemps été marginales et stigmatisées, telle la philosophie que les jeunes gens brillants n'étaient pas encouragés à étudier, parce que la « philosophie » apparaissait comme quelque chose de purement historique, lié à la religion traditionnelle, et donc peu populaire. Les disciplines de prestige sont les sciences et l'ingénierie, l'économie et, dans une certaine mesure, la science politique.
La compétition la plus rude sévit pour entrer dans les instituts de technologie et de management qui n'offrent qu'un enseignement technique (à l'exception des cours généraux d'humanités obligatoires qui ont sagement été introduits). Un important scientifique d'origine indienne, enseignant dans mon université, lui-même ancien élève de l'IIT Delhi, décrivait toute l'expérience éducative de l'IIT comme une « dés-éducation » : les étudiants se concentrent étroitement sur les techniques pré-professionnelles tandis que l'on décourage l'apprentissage de techniques de recherche indépendantes. De plus, soulignait-il, cette étroitesse commence bien plus tôt. Comme l'entrée dans les IIT s'effectue par concours national, les lauréats viennent de tout le pays. La plupart ont été formés dans l'idée que trouver un bon travail est le but principal de l'éducation. L'idée selon laquelle les gens doivent apprendre des choses qui les préparent à être des citoyens actifs et consciencieux est une idée qui ne croise jamais leur route. Comme je l'ai souligné, et mes collègues scientifiques sont d'accord, les cours d'humanités, que les étudiants apprécient de fait, offrent une correction partielle et temporaire à l'étroitesse du reste du cursus, mais, étant donné la structure d'ensemble des incitations dans la situation des étudiants, leur effet dure peu.
Qu'en est-il de l'université interdisciplinaire fondée par Tagore, baptisée « Monde entier » ? Visva-Bharati s'est trouvée en difficulté financière et s'est donc tournée vers le gouvernement. Le prix du soutien financier a été la perte de l'indépendance, et Visva-Bharati a rapidement perdu le cursus d'arts libéraux qui lui était propre. C'est désormais une université comme les autres, moins exigeante que beaucoup.
Même si ce n'est pas là mon sujet, je veux dire ici aux citoyens étasuniens qu'ils devraient prendre un instant pour considérer avec gratitude notre tradition, qui articule un modèle des arts libéraux avec une forte pratique de la philanthropie humaniste et une structure de financement fondée sur les donations privées. (Même les institutions fédérales les plus puissantes, comme l'université du Michigan ou l'université de Californie, dépendent de plus en plus de l'argent privé.) Nous n'avons pas choisi ce système délibérément et sagement, mais c'est un développement heureux.
Dans ma propre université, par exemple, nous n'avons pas à aller voir servilement des administrateurs qui n'ont nulle sympathie pour ce que nous faisons. Au contraire, nous allons trouver de riches anciens élèves qui partagent nos valeurs pédagogiques puisqu'ils ont apprécié leur instruction de premier cycle en arts libéraux, quelle qu'ait été leur carrière ultérieure. Ils aiment la vie de l'esprit et souhaitent que d'autres puissent en profiter. Il ne serait pas facile pour un autre pays de parvenir à ce système, parce que le nôtre dépend d'une large base d'éducation libérale au niveau du premier cycle, avec une grande attention individuelle de la part des enseignants – chose que les gens apprécient et veulent transmettre aux générations futures –, des incitations fiscales pour les dons et une culture enracinée de philanthropie. Si un pays souhaitait établir semblable système, il y faudrait des années. (C'est ce que l'Angleterre essaie de faire présentement, mais le succès de l'entreprise n'est pas évident.) Aux États-Unis, nous pouvons nous féliciter de notre bonne fortune, puisque nos hommes politiques ne sont pas plus favorables aux humanités que ceux des autres pays.
Mais même ici, dans ce qui semble être un bastion solide des humanités, il y a des signes d'alerte. Un débat qui a eu lieu récemment à l'université de Chicago portait sur le fait que la plaquette destinée aux futurs étudiants avait été modifiée pour montrer de nombreux étudiants dans des laboratoires rutilants, et aucun étudiant assis à réfléchir. Les visites du campus, elles aussi, ont apparemment reçu pour consigne de passer outre les bastions traditionnels d'éducation humaniste pour se concentrer sur les parties du campus liées à la médecine, à la science, aux études professionnalisantes79. Il semble que quelqu'un pense que nos programmes de premier cycle paraîtront plus attractifs s'ils ont l'air moins centrés sur la philosophie, la littérature, l'histoire et d'autres sujets qui forment traditionnellement les piliers de notre cursus de base.
Les universités du monde ont certes de grands mérites, mais aussi de grands problèmes. Elles sont bien loin de préparer les jeunes générations à la citoyenneté autant qu'elles le devraient, même si certaines font un très bon travail.
À l'inverse, l'éducation à la citoyenneté est dans un piteux état dans tous les pays pour ce qui concerne les années les plus cruciales de la vie des enfants, c'est-à-dire entre le jardin d'enfants et l'adolescence : les exigences du marché mondial ont conduit à voir dans les capacités scientifiques et techniques les capacités clés, alors que les humanités et les arts sont de plus en plus perçus comme des luxes inutiles dont mieux vaut se débarrasser pour assurer la compétitivité du pays (qu'il s'agisse de l'Inde ou des États-Unis). Dans la mesure où les humanités et les arts sont au cœur du débat national, ils sont reformulés comme des capacités techniques qui doivent être testées par des examens de type QCM, et les capacités imaginatives et critiques qui forment leur cœur sont laissées de côté.
Aux États-Unis, les tests nationaux (sous l'égide du programme No Child Left Behind [NCLB] ont déjà empiré la situation, comme c'est le cas d'ordinaire pour les tests nationaux, car la pensée critique et l'imagination sympathique ne sont pas testables par QCM, pas plus que les talents impliqués dans la citoyenneté du monde, difficilement mesurables de cette manière. (Imaginons comment l'histoire mondiale pourrait être évaluée dans un test standardisé : tout ce que j'ai dit de l'apprentissage de l'évaluation des preuves, de la lecture critique des récits historiques et de la réflexion sur les différences entre les récits devrait être passé sous silence.) Le bachotage qui domine de plus en plus les salles de classe publiques produit une atmosphère de passivité chez les élèves et de routinisation chez les enseignants. Créativité et individualité, qui sont la marque de la meilleure éducation humaniste, peinent à se développer. Lorsque les tests déterminent l'avenir entier d'une école, les formes d'échange entre élèves et enseignants qui n'ont pas de retombée sur les tests ont tendance à disparaître. Lorsqu'un pays aspire, comme l'Inde, à une plus grande part du marché, ou lutte pour protéger ses emplois comme les États-Unis, l'imagination et les facultés critiques ont l'air de colifichets inutiles et les gens se montrent toujours plus méprisants à leur égard. À tous les niveaux, le cursus est dépouillé de ses éléments humanistes, et la pédagogie de l'apprentissage mécanique tient le haut du pavé.
Il faut remarquer que la question concerne à la fois le contenu et la pédagogie. Le contenu du cursus abandonne les sujets qui éveillent l'imagination et entraînent les facultés critiques pour privilégier les sujets directement pertinents pour préparer les tests. Cette évolution des contenus s'accompagne d'une évolution encore plus funeste de la pédagogie : l'enseignement qui cherche à promouvoir le questionnement et la responsabilité individuelle cède le pas au gavage en vue des examens.
Le programme No Child Left Behind a été créé pour répondre à un problème bien réel : nos écoles sont effroyablement inégalitaires. Certains enfants ont des perspectives éducatives infiniment plus larges que d'autres. Que faire, si nous pensons qu'il faut effectivement mettre en place des évaluations nationales pour promouvoir une plus grande égalité de l'éducation, mais que nous refusons les formes actuelles que prennent ces évaluations nationales, pour les raisons que je viens d'évoquer ? Il n'est pas impossible de créer un modèle nuancé et qualitatif d'évaluation nationale. De fait, les États-Unis disposaient auparavant des éléments requis, et un très bon livre sur l'évaluation, Grading Education. Getting Accountability Right, écrit par Richard Rothstein, propose un programme national et fédéral à plusieurs couches qui teste une variété de résultats cognitifs et comportementaux d'une manière bien plus sophistiquée que le programme NCLB, en s'intéressant notamment aux qualités exigées par une bonne citoyenneté80. Ce livre intelligent et bien argumenté est un excellent point de départ pour un débat national fécond sur l'évaluation.
Même si je viens de critiquer l'approche britannique des humanités au niveau universitaire, il semble évident que les lycées britanniques ont un système d'évaluation plus pertinent que celui des États-Unis81. Les examens du GCSE (l'ancien O-level) et du A-level, que les élèves passent dans une variété de disciplines durant leurs années de lycée, consistent en essais que lisent plusieurs enseignants correcteurs ; ils sont évalués de la même façon qu'un travail universitaire. La philosophie est l'une des disciplines enseignées au lycée dont la popularité va croissant, et les philosophes semblent s'accorder à dire qu'on ne teste pas une mascarade de philosophie (ce que seraient, par exemple, des questions sur les vies ou les « doctrines » des grands philosophes) mais bel et bien une capacité philosophique socratique, à savoir la capacité à analyser et penser de manière critique à partir d'un grand nombre de questions philosophiques. De même, dans d'autres domaines, la procédure de test est ambitieuse et qualitative. Le test peut donc être une bonne chose et préserver les valeurs humanistes.
Si de bons enseignants savent noter convenablement le travail des élèves, alors on peut imaginer un test qui mesurerait ce qui est noté. Le seul problème est que ce type de test est bien plus coûteux que les tests standards et requiert un recrutement soigneux d'évaluateurs bien payés, ce que personne ne semble à présent disposé à envisager.
L'administration Obama aurait la possibilité de changer les pratiques actuelles en promouvant une conception plus riche de l'éducation et, éventuellement, une conception plus riche et qualitative des tests. Les valeurs personnelles du président Obama semblent conduire dans cette direction. On connaît son souci d'écouter et de soupeser tous les aspects possibles d'une question et son intérêt proclamé pour l'« empathie », dans laquelle il voit une caractéristique pertinente pour une fonction aussi élevée que celle de juge de la Cour suprême des États-Unis. Sa propre éducation est un bon exemple des caractéristiques dont j'ai fait ici l'éloge, et elle a produit une personne qui sait penser de manière critique, qui s'appuie sur une information abondante sur un large ensemble de situations mondiales, qui a fait la preuve à de nombreuses reprises d'une capacité solide à imaginer les difficultés de gens de toutes sortes, et de son corollaire, c'est-à-dire la capacité de tourner sa réflexion sur lui-même et sa propre vie. Il est vraisemblable que le foyer parental de Barack Obama a largement contribué à ce processus, mais l'école doit avoir joué son rôle. Et nous savons qu'il fréquenta deux institutions universitaires connues pour leur engagement, au niveau du premier cycle, à l'égard du modèle des arts libéraux : Occidental et Columbia University, où le cursus d'humanités est renommé pour son ampleur et pour l'enseignement engagé et entreprenant par lequel le contenu est présenté.
Et pourtant, du moins jusqu'à présent, le président Obama n'a donné aucun signe d'intention de soutenir les humanités ni de réformer les efforts de l'éducation nationale dans le sens des arts libéraux. Le choix d'Arne Duncan comme secrétaire à l'Éducation est peu fait pour inspirer confiance : à la tête des écoles publiques de Chicago, Duncan a présidé au déclin rapide des financements pour les humanités et les arts. Et tout indique qu'au lieu de mettre un frein à l'utilisation du type de test national mis en avant avec le programme NCLB, l'administration projette de l'étendre. Dans ses discours sur l'éducation, le Président souligne à raison le problème de l'égalité, et parle de l'importance de rendre chaque Américain capable de poursuivre le « rêve américain ». Mais la poursuite d'un rêve suppose l'existence de rêveurs, je veux dire des esprits éduqués capables d'envisager de manière critique différentes possibilités et d'imaginer un objectif ambitieux qui n'implique pas seulement la richesse personnelle ni même nationale, mais aussi la dignité humaine et le débat démocratique.
Toutefois, au lieu de tels buts généreux et importants, le président Obama s'est jusqu'à présent concentré sur le revenu individuel et le progrès économique national, affirmant que le type d'éducation dont les États-Unis ont besoin est celui qui sert ces deux objectifs. « Le progrès économique et la réussite scolaire sont toujours allés de pair en Amérique », dit-il. Nous devrions, selon lui, juger toute idée nouvelle en matière d'éducation en fonction de « ses résultats », sans doute en référence à ces deux objectifs. Il défend les efforts destinés à la petite enfance en disant : « Pour chaque dollar investi dans ces programmes, nous en économisons presque dix en allocations sociales, frais de santé réduits et criminalité. » Nulle part dans le long discours sur l'éducation de mars 2009 il ne mentionne les buts démocratiques que j'ai soulignés. Et lorsqu'il évoque la pensée critique – une seule fois –, c'est pour souligner ce dont le monde des affaires a besoin pour être profitable : nous avons besoin, dit le président Obama, de développer des tests pour mesurer « si les élèves possèdent les talents du XXI e siècle, comme la capacité à résoudre des problèmes et la pensée critique, la capacité d'entreprendre et la créativité ». Ce seul écart en direction des humanités, dans un discours largement consacré à l'éloge de la science et de la technologie, n'est qu'une allusion limitée au rôle de certains talents aptes au développement des affaires. Et le type d'évaluation qu'il propose, une forme renforcée du programme NCLB, montre très clairement que la dimension humaniste de la phrase n'est pas au cœur de la proposition82.
Plus problématique encore, le président Obama loue souvent les pays d'Asie, comme Singapour, qui, selon lui, ont dépassé les États-Unis dans l'enseignement de la science et de la technologie. Son éloge est préoccupant : « Ils passent moins de temps à enseigner des choses sans importance, et plus à enseigner ce qui compte. Ils préparent leurs élèves non seulement pour le lycée ou l'université, mais pour un métier. Nous non. » En d'autres termes, « ce qui compte » est conçu comme l'équivalent de ce qui prépare à un métier. Une vie riche et pleine de sens, une citoyenneté respectueuse et attentive n'apparaissent nulle part parmi les objectifs qu'il est bon de poursuivre. Dans le contexte de ce discours, il est difficile d'éviter la conclusion que les « choses sans importance » incluent bien des éléments que ce livre a présentés comme essentiels à la santé de la démocratie83.
Le système étasunien d'éducation publique connaît de gigantesques inégalités. Il est tentant de penser que le test national offre une solution à ce problème. Néanmoins, on ne résout pas le problème de l'inégalité des chances à travers un système de tests qui fait qu'aucun enfant n'a accès à une éducation stimulante ou à une préparation convenable à la citoyenneté.
Qu'en est-il de l'Inde ? J'ai évoqué le mépris des Indiens pour les matières humanistes au niveau universitaire. La même chose vaut largement pour les écoles élémentaires et secondaires, qui sont fortement influencées par les normes sociales et les tendances nationales dominantes. L'école de Tagore à Santiniketan existe toujours mais, comme nous l'avons vu, l'intérêt qu'on y porte aux arts la place en porte à faux avec le climat actuel. Autrefois destination de choix pour les élèves les plus doués de l'Inde entière – la fille de Nehru, Indira, y a passé ses seules années d'école vraiment heureuses –, elle est maintenant vue comme un endroit pour enfants à problèmes, et les parents ne sont pas fiers d'y envoyer leurs enfants. Une telle école n'offre pas le type de préparation qui peut conduire à réussir l'examen d'entrée en IIT. Et pourtant, les enseignants de ces IIT se plaignent de l'impréparation des étudiants en humanités.
Le contenu de l'éducation humaniste est en déclin – et sa position de départ était déjà instable. Qu'en est-il de la pédagogie ? Dans tout le pays, l'apprentissage par cœur a dominé durant des décennies. Il n'est en un sens pas surprenant qu'un pays qui a lutté pour atteindre l'alphabétisation de masse à partir d'un faible taux d'alphabétisation s'attache à l'apprentissage par cœur et néglige de préparer chaque étudiant par des procédés aussi complexes que le questionnement, l'examen des preuves et l'expression de l'imagination. Un tel résultat est encore plus compréhensible si l'on se rappelle que l'apprentissage par cœur a dominé pendant la colonisation. Les écoles que fréquenta Tagore, et qu'il quitta rapidement, utilisaient toutes cette pratique de bachotage ennuyeux, et c'est précisément cela qui le poussa à créer quelque chose de différent. Mais comprendre n'est pas excuser. Encore et encore, j'ai entendu des Indiens américains regretter le caractère abrutissant de leur propre éducation, au contraire de ce qu'ils observent dans les écoles que fréquentent leurs enfants.
L'apprentissage par cœur domine donc dans les écoles publiques indiennes. Tout comme d'autres problèmes : dans certains États, l'absentéisme des enseignants atteint 20 %84. Tout aussi fatale pour les enfants est la pratique des « leçons privées » : les enseignants acceptent de donner des cours particuliers aux enfants riches à la maison après l'école, ce qui est une incitation directe à mal enseigner durant le temps scolaire. Les enseignants essaient trop rarement d'innover, d'inspirer les enfants. Leur plus grand espoir est de les gaver de faits pour qu'ils puissent réussir aux examens nationaux.
Ironiquement, ces mauvaises pratiques ont cours précisément dans les écoles élémentaires et secondaires gouvernementales, c'est-à-dire là où l'on pourrait supposer que les enfants qui fréquentent l'école et apprennent à lire sont déjà relativement favorisés et semblent avoir des chances réelles d'atteindre une position influente dans la société. (Le taux d'alphabétisation dans l'ensemble du pays avoisine 50 % pour les femmes, 65 % pour les hommes, si bien que quiconque atteint l'éducation secondaire est privilégié.) Pourtant, en « bas » de la société se passe quelque chose de plus prometteur. Des milliers de programmes d'alphabétisation en direction des populations rurales, financés par des organisations non gouvernementales, sont axés sur l'acquisition de la lecture, de l'écriture, et des savoirs de base. Ceux que je connais bien visent en priorité les femmes et les filles, mais il en existe de nombreuses variantes. Ce que beaucoup partagent est l'inventivité et l'imagination. Les femmes et les filles qui travaillent ne viendront pas en classe à moins d'en retirer quelque chose, et les enseignants doivent donc être innovants, chaleureux, prompts à expérimenter. Ils utilisent le dessin, la danse et la musique ; ils impliquent les étudiants dans l'organisation et le débat sur la structure du pouvoir dans leur village, ou les font réfléchir à la manière d'obtenir un meilleur contrat de la part des propriétaires pour qui ils travaillent comme agriculteurs. Ils suscitent l'enthousiasme pour ce qu'ils font, ce que peu d'enseignants du gouvernement réussissent à faire.
Ces programmes nous montrent qu'améliorer la triste situation des arts et des humanités exige avant tout de l'investissement humain. Disposer d'argent ne fait pas de mal, mais l'engagement personnel et un fort soutien pour ces programmes sont les facteurs essentiels.
Aux États-Unis, nous pourrions voir notre propre avenir dans les écoles gouvernementales indiennes. Tel sera notre avenir si nous nous laissons glisser le long de la pente qui conduit au bachotage, et négligeons les activités qui éveillent l'esprit des enfants et articulent leur vie à l'école et leur vie quotidienne hors de l'école. Nous devons nous alarmer de ce que nos écoles évoluent rapidement et imprudemment en direction de la norme indienne, plutôt que l'inverse.
À l'époque où les individus commencèrent à exiger un gouvernement démocratique, l'éducation dans le monde entier fut repensée pour produire le type d'élève qui pourrait fonctionner convenablement dans ce type de gouvernement : non pas un gentleman cultivé, nourri par la sagesse des générations, mais un membre actif, critique, réflexif et empathique d'une communauté d'égaux, capable d'échanger des idées sur un fond de respect et de compréhension pour des personnes issues de différents milieux. Rousseau, Pestalozzi, Froebel, Alcott et Tagore, au-delà de leurs différences, disent tous que la pédagogie passive du passé a peu à offrir aux nations à venir, qu'un nouveau sens de l'agentivité personnelle et une nouvelle liberté critique sont nécessaires pour que les institutions participatives se maintiennent.
Aujourd'hui, nous affirmons toujours notre amour pour la démocratie et l'auto-gouvernement, et nous croyons également aimer la liberté de parole, le respect de la différence et la compréhension d'autrui. Nous rendons un hommage verbal à ces valeurs, mais ne nous préoccupons pas assez de ce qu'il faut faire pour les transmettre à la génération suivante et assurer leur pérennité. Distraits par la poursuite de l'enrichissement, nous demandons de plus en plus à nos écoles de produire des individus créateurs de profit plutôt que des citoyens réfléchis. Sous la pression de la réduction des coûts, nous délaissons précisément ces aspects de l'effort éducatif qui sont essentiels au maintien d'une démocratie saine.
Quel sera le résultat, si ces tendances se confirment ? On verra des pays peuplés d'individus techniquement compétents qui ne sauront pas comment critiquer l'autorité, d'utiles créateurs de profit à l'imagination obtuse. Comme Tagore le notait, c'est le suicide de l'âme. Peut-on imaginer perspective plus effrayante ? De fait, lorsque nous observons l'État indien du Gujarat, qui suit cette route depuis longtemps, sans pensée critique dans les public schools, mais en se concentrant sur les capacités techniques, nous pouvons voir clairement comment un groupe d'ingénieurs dociles a pu y être transformé en une force meurtrière capable d'appliquer la politique la plus affreusement raciste et antidémocratique : en 2002, des foules hindoues de droite, aiguillonnées par la propagande répandue par les écoles – Hitler, par exemple, est dépeint comme un héros par les recueils scolaires de l'État –, ont assassiné environ 2 000 civils musulmans ; cette violence génocidaire a été condamnée dans le monde entier ; les États-Unis ont refusé un visa d'entrée au gouverneur de cet État, qui avait orchestré toute la campagne de haine religieuse85. Et pourtant, comment pouvons-nous éviter de descendre cette pente ?
Les démocraties ont de grandes capacités rationnelles et imaginatives. Elles sont également sujettes à de sérieux défauts de raisonnement, à l'esprit de clocher, aux jugements hâtifs, au manque de rigueur, à l'égoïsme, à l'étroitesse d'esprit. Une éducation tournée uniquement vers le profit sur le marché mondial exacerbe ces défauts, produit des esprits avides et fermés, engendre une docilité nourrie de technique qui menace la vie même de la démocratie, et qui fait certainement obstacle à la création d'une culture mondiale décente.
Si le véritable choc des civilisations se passe, comme je le crois, à l'intérieur de l'âme individuelle, alors que l'avidité et le narcissisme luttent contre le respect et l'amour, toutes les sociétés modernes sont en train de perdre la bataille à vive allure : elles nourrissent les forces qui conduisent à la violence et à la déshumanisation, et échouent à nourrir celles qui conduisent les cultures à l'égalité et au respect. Si nous n'insistons pas sur l'importance cruciale des humanités et des arts, ceux-ci disparaîtront, parce qu'ils ne produisent pas d'argent. Mais ils offrent quelque chose de bien plus précieux : un monde où il vaut la peine de vivre, des individus capables de voir les autres êtres humains comme des personnes à part entière, avec des pensées et des émotions propres, qui méritent respect et sympathie, et des pays capables de dépasser la peur et la méfiance au profit du débat empathique et raisonnable.